Durcissement autoritaire à l’approche des élections présidentielles
Depuis son élection en 2019, le président tunisien Kaïs Saïed n’a de cesse de faire tomber un à un les contre-pouvoirs, afin de s’assurer le contrôle sans partage du pays. La situation prend aujourd’hui un nouveau tournant à quelques semaines des élections présidentielles.
En effet, le président tunisien a tout simplement décidé de changer les règles du jeu afin d’assurer sa réélection. Un exercice qui n’est pas sans nous rappeler un certain Emmanuel Macron : lorsque les règles ne conviennent plus ou ne permettent pas de continuer à exercer le pouvoir, il suffit de les changer. Avec une opposition réduite à peau de chagrin suite à des arrestations arbitraires et une presse muselée, c’est la victoire assurée pour le président Saïed.
La situation à l’approche des élections
Le 1er septembre, l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) décide d’exclure 3 candidats sur les 6 à l’élection présidentielle du 6 octobre, et ce alors que le tribunal administratif avait réintégré ces postulants la semaine précédente. Le rejet de cette décision de justice a fait réagir plusieurs ONG tunisiennes et internationales ainsi que près de 200 personnalités, dont de nombreux juristes,dans une pétition appelant l’ISIE à respecter les décisions du tribunal administratif.
Il ne restait donc plus que 3 candidats officiels : l’actuel président Kaïs Saïed, Zouhair Maghzaoui, chef d’un parti nationaliste arabe et proche du président Saïed dont il avait soutenu le coup d’État de 2021, et Ayachi Zammel, chef d’un petit parti libéral quasiment inconnu au bataillon, autant dire avec des chances proches de zéro de remporter ces élections. La dérive autoritaire est telle que, ce même 1er septembre, le candidat Zammel a été arrêté pour “falsification de parrainages” et condamné à 20 mois d’emprisonnement. Il affirme qu’il restera malgré tout candidat à l’élection.
Le 14 septembre, le tribunal administratif ordonne néanmoins la réintégration de 2 autres candidats : Mondher Zenaïdi et Abdellatif Mekki. Nouveau coup de théâtre : 34 députés liés au pouvoir en place déposent un amendement afin de retirer au tribunal administratif ses prérogatives sur les litiges électoraux. Si cet amendement va au bout du processus, il n’y aura bien que 2 candidats en face de Kaïs Saïed. Une pure mise en scène qui vise à reconduire le président en donnant les apparences d’une pluralité.
Le pouvoir, fébrile, a également procédé à l’arrestation d’une centaine de membres du principal parti d’opposition, le mouvement islamo-conservateur Ennahda, en vue des élections du 6 octobre. Le président du groupe est quant à lui emprisonné depuis avril 2023.
Ainsi, le tableau à la veille des élections est des plus sombre : quasiment aucune alternative ne se dessine. La réélection de Kaïs Saïed arrangerait en outre les pays européens pour continuer leur politique raciste d’externalisation des frontières.
Chronique d’une dérive autoritaire
Élu en 2019 sur un programme populiste, prônant la transparence, la lutte contre la corruption institutionnelle et la réduction de la pauvreté, Kaïs Saïed affirme vouloir changer de système pour “rendre le pouvoir au peuple”. Candidat sans parti, il est élu avec enthousiasme par les Tunisiennes et les Tunisiens.
Mais en 2021 le président suspend le Parlement afin de s’arroger les pleins pouvoirs, avant de le dissoudre purement et simplement en mars 2022. Une centaine de députés avaient en effet tenté de contrer le coup de force de Kaïs Saïed en organisant une session virtuelle, et en votant pour annuler les mesures d’exception qui assuraient les pleins pouvoirs au président.
Dans une inversion du réel que l’on décrit souvent à Contre Attaque, Kaïs Saïed défend la dissolution au nom de la démocratie, parlant à propos des parlementaire d’une «tentative de coup d’État qui a échoué», alors qu’il est lui-même auteur du véritable coup d’État. Les espoirs suscités par la Révolution de 2011 sont loin… Et les dernières élections législatives ont été marquées par 90% d’abstention.
En 2022, c’est au tour de la presse de se voir muselée, avec le décret 54 : un décret prétendument “anti fake news” qui conduit à l’arrestation de 89 journaliste pour raisons politiques en 2 ans. Les locaux d’Al Jazeerah, chaîne qatarie mondialement connue, sont fermés sans motif et n’ont pas rouvert depuis. Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) s’inquiète également en 2022 de “l’intention de transformer la télévision nationale en un organe de propagande à la solde du régime en place”. La Tunisie dégringole de la 72ème à la 118ème place du classement mondial de la liberté de la presse de Reporters Sans Frontières.
Par exemple, le 12 mai deux journalistes tunisiens célèbres, Borhen Bssais et Mourad Zeghidi, ont été placés en détention pour avoir critiqué le gouvernement. La veille, des policiers cagoulés avaient interpelé de façon brutale, en direct lors d’une émission de France 24, une avocate qui avait dénoncé la politique du président.
Les «fausses nouvelles» visées par la répression ne sont pas clairement définies et peuvent donc être interprétées de façon très large. Il suffit d’un décret présidentiel pour se retrouver derrière les barreaux. À l’heure actuelle, certain-es opposant-es politiques sont emprisonné-es depuis plusieurs mois, sans date de procès. À l’approche des élections d’octobre 2024, on assiste donc à un nouveau coup de cutter dans les règles démocratiques tunisiennes.
Racisme décomplexé
Le 21 février 2023, le président tunisien ouvre les vannes d’un racisme décomplexé, sur le modèle des discours d’extrême droite européens. Kaïs Saïed dénonce les «hordes» de personnes exilées clandestines lors d’un Conseil de sécurité nationale. L’arrivée d’immigrant-es subsaharien-nes est alors décrite comme une «entreprise criminelle», les exilé-es seraient responsables de toutes les «violences».
Pire, le président estimait que l’arrivée de noir-es en Tunisie serait un complot «visant à changer la composition démographique de la Tunisie» pour en faire un pays «africain seulement», afin de dénaturer son fond identitaire «arabo-musulman». C’est littéralement la version maghrébine du «grand remplacement» de Zemmour et des autres fascistes français.
Après ces déclarations, des opérations de «chasse au migrant» ont lieu dans plusieurs villes tunisiennes. Des personnes noires sont tabassées en pleine rue ou délogées de leurs habitations. Certaines ont témoigné de «raids, de racket, de tabassages, d’attaques à l’arme blanche, de personnes délogées et d’hôpitaux où le nombre de patient-es subsaharien-nes ne cesse d’augmenter». Amnesty International a recueilli la parole de victimes. Un homme explique que des tunisiens «ont fracassé sa porte, volé ses affaires et l’ont mis dehors avec sa famille. Ils lui ont dit : «Tous les Noirs doivent partir».
En Tunisie, cette violence raciste est validée et même complétée par les forces de l’ordre. Des centaines de personnes noires ont ainsi été arrêtées et déplacées de force dans des zones désertiques, sans eau ni nourriture, sous un soleil de plomb, par les forces de l’ordre. Un véritable crime contre l’humanité qui a causé un nombre de morts inconnu.
Une résistance qui se réveille
Début septembre, un réseau tunisien de défense des droits et libertés est créé et rejoint par plus de 20 organisations et partis politiques. Elle appelle à une grande manifestation contre le régime autoritaire. Ainsi, le 13 septembre, des milliers de Tunisiennes et de Tunisiens défilent dans les rues de Tunis. Il s’agit de la plus grande manifestation depuis 2 ans. Depuis, le mouvement prend de l’ampleur. L’opposition s’unit et s’organise, malgré la force de la propagande d’État. Le syndicat des travailleurs appelle à une grande grève générale.
Devant l’absence d’alternative et l’horizon bouché dans le pays, la seule perspective enthousiasmante serait que le peuple renverse à nouveau la table et retrouve l’élan révolutionnaire de 2011.