Désintox de la rafale de mensonges de Bruno Retailleau et des médias dominants ces derniers jours
En France, on a tendance à regarder les États-Unis avec un certain mépris, à ricaner des mensonges éhontés et des grossièretés de Trump, à penser que nous serions bien au dessus de tout ça. C’est une erreur. Il existe déjà un trumpisme à la française, qui se moque totalement des faits et génère des fake news d’extrême droite pour imposer des politiques répressives. C’est le cas cette semaine.
Pour une histoire de drogue
Jeudi soir, des coups de feu ont retenti dans une cité de Poitiers. La police intervient : cinq jeunes sont blessés. Les autorités parlent d’un règlement de compte sur fond de trafic de drogue. Un phénomène malheureusement connu, qui tue de trop nombreux jeunes, causé par les politiques pénales absurdes en vigueur en France. Notre pays est celui qui réprime le plus durement la consommation de cannabis en Europe, mais c’est aussi le pays où la consommation est la plus élevée.
Cette politique répressive a pour double effet de créer des mafias de plus en plus puissantes, qui s’enrichissent en vendant les produits interdits, et de justifier la répression dans les quartiers populaires où, au nom de la «lutte contre la drogue», la police peut contrôler et fouiller au faciès.
L’histoire le montre, la prohibition est inefficace. L’interdiction de l’alcool dans les États-Unis puritains des années 1920 n’a fait que créer des mafias – notamment le célèbre gang d’Al Capone à Chicago – mais n’a pas arrêté la consommation d’alcool pour autant. À l’inverse, la dépénalisation des drogues, telle que pratiquée au Portugal depuis 20 ans, a permis d’encadrer la consommation de psychotropes et de faire baisser les addictions. Ces éléments factuels ne sont jamais abordés sérieusement dans le débat public.
Intox médiatique
Mais revenons à Poitiers. Le fait divers est immédiatement exploité par le Ministre de l’Intérieur d’extrême droite. Bruno Retailleau parle d’une rixe de «400 à 600 personnes», donc quasiment d’une bataille militarisée. Le Ministre ajoute : «On a le choix entre une mobilisation générale ou la Mexicanisation de notre pays car je vous assure que les narcoracailles n’ont plus aucune limite». L’information, massivement reprise, fait effet boule de neige dans les médias des milliardaires et sur les réseaux réactionnaires.
Sur RMC, le chroniqueur Stéphane Manigold, qui n’a aucune légitimité sur le sujet, affirme tranquillement et sans être contredit que la France serait «pire» que le Mexique. «L’indice de criminalité au Mexique est de 53,71 en 2024… En France, il est de 55,32… donc pire !» Sur BFM, le dirigeant d’un syndicat policier confirme : «On est très clairement en cours de mexicanisation».
Dans la foulée, le Ministre délégué à la sécurité Nicolas Daragon hurle à l’Assemblée : «L’étranger qui assassine, dehors ! L’étranger qui viole, dehors ! L’étranger islamiste, dehors ! L’étranger voleur, harceleur, agresseur, trois fois dehors !» Le RN est au gouvernement.
Sur BFM, on diffuse les propos d’une habitante de Rennes, manifestement d’extrême droite, qui déclare au Ministre de l’Intérieur qu’elle ne peut plus sortir de chez elle à cause de «gangs» armés de «machettes» et des «tirs rafales de mitraillettes».
Pour le téléspectateur qui ne sort pas de chez lui, Poitiers et Rennes seraient donc des villes aux mains de gangs de narcos, des affrontements armés opposeraient des centaines de personnes, et le Mexique serait un pays tranquille comparé aux provinces françaises, où les mitraillettes empêcheraient de sortir de chez soi. Si l’on se fie à la télévision, il faut donc un État policier et voter Le Pen de toute urgence, puisque le pays est à feu et à sang.
Reprenons les mensonges un par un :
La rixe se dégonfle
Contrairement à ce qu’affirme le ministre de l’Intérieur, aucune «rixe» entre «plusieurs centaines de personnes» n’a eu lieu. Selon la police elle-même, le conflit a opposé 50 personnes, soit 10 fois moins que ce que raconte Retailleau. Autre précision : les policiers ont utilisé «trois grenades lacrymogènes» pour disperser l’attroupement. Si vous êtes habitué aux manifestations, vous savez que c’est peu. La police en utilise 10 fois plus contre le moindre cortège indiscipliné. S’il y avait eu «des centaines» de «narcoracailles» lourdement armées, du gaz lacrymogène n’aurait pas suffi.
Concernant la France et sa «mexicanisation»
Au Mexique, depuis le début de la «guerre contre la drogue» lancée par le gouvernement en 2006, 400.000 personnes ont été assassinées, près de 100.000 sont déclarées «disparues» et 1.600.000 sont déplacées. C’est une guerre civile qui ne dit pas son nom, avec des viols, des meurtres, des actes de torture, des exactions commises par l’armée et les cartels. Et un bilan humain comparable à la guerre en Syrie.
Au Mexique, le conflit a permis aux autorités de liquider des militants anticapitalistes et écologistes, qui «disparaissent» sans jamais être retrouvés. Durant la campagne électorale mexicaine qui a eu lieu cette année, au moins 34 candidats ont été assassinés. Et en août 2024, le maire de la ville de Chilpancingo, 150.000 habitants, a même été décapité en pleine rue après son élection.
En comparaison, la France compte moins de 1000 homicides par an, soit 1,5 pour 100.000 habitant. Il y en a plus de 30.000 chaque année au Mexique, 25,2 pour 100.000 habitants… En France, le nombre d’homicide a presque été divisé par 3 depuis les années 1980. Oui, vous avez bien lu. Contrairement à ce que répètent les médias, le pays est beaucoup plus sur qu’il y a 40 ans, la fameuse époque dont on nous dit constamment que «c’était mieux avant». Parler de «Mexicanisation» de la France n’est donc pas seulement grotesque, c’est indécent.
Manipulation des chiffres
Le chroniqueur de RMC qui crie que la France est «pire» que le Mexique se base sur les données d’un site nommé Numbeo. Un site créé en Serbie qui s’est spécialisé dans la réalisation de classements à partir de notes en ligne données par les internautes. Le classement est basé sur le «ressenti» des visiteurs. N’importe qui peut donc donner son avis sur n’importe quelle ville, sans aucune vérification. Et ces notes ne sont ni nombreuses ni représentatives. Il suffit donc de quelques dizaines de clics pour modifier totalement la «moyenne» d’une ville. Un petit groupe coordonné pourrait classer Genève comme ville la plus dangereuse du monde en quelques heures sur ce site sur Numbeo.
En septembre 2022, pour démontrer l’escroquerie de ce site, un internaute avait d’ailleurs décidé de «noter» des dizaines de fois Brest comme étant très dangereuse. En quelques heures, la ville Bretonne était devenue «la plus dangereuse du monde», devant Caracas au Venezuela, Kaboul en Afghanistan ou Rio de Janeiro au Brésil. La veille, Brest n’apparaissait même pas dans le tableau publié sur le site. Le problème, c’est que Numbeo est utilisé par l’extrême droite et les médias comme une source fiable. C’est le cas du chroniqueur de RMC.
Dans le même registre, la chaine Cnews avait titré l’an dernier : «Nantes plus dangereuse que Bogota», et le Figaro que la France était aussi dangereuse que le Brésil. Dans ce pays, des escadrons de la mort paramilitaires tuent dans les favelas, des groupes de mafieux font régner leur loi dans des zones entières, la police raquette et tue. En 2017, il y avait 64.000 homicides dans le pays, soit plus de sept par heure. Quant à Bogota, rappelons que la Colombie a été déchirée par un conflit qui opposait l’armée aux guérillas, faisant des centaines de milliers de morts, avec notamment des massacres commis par des milices d’extrême droite contre les populations indigènes.
L’état de la France : mexicanisation ou trumpisation ?
Ces comparaisons débiles pourraient seulement paraître ridicules, mais elle ne font même pas rire. Elles sont indécentes et dangereuses. Globalement, et comparé à la majorité de l’humanité, nous vivons dans l’un des pays les plus sûrs et riches du monde, préservé des conflits armés, mais peuplé de vieux terrorisés par la télévision qui se croient en guerre civile.
Contrairement à ce que dit Bruno Retailleau, il n’y a donc pas de «mexicanisation» de la France. Il y a une politique répressive inefficace et dangereuse en matière de drogue. En revanche il y a une «américanisation» bien réelle de la vie politique, avec des dirigeants trumpistes, des irresponsables au sommet de l’État, une influence culturelle US omniprésente, une droitisation médiatique généralisée et une militarisation de la police. Guère mieux.
Une réflexion au sujet de « «Mexicanisation» ? Un trumpisme à la française »
Excellente deuxième partie d’article.