Toutes les deux semaines, une chronique rédigée par le collectif internationaliste franco-syrien Interstices-Fajawat, afin de mieux comprendre la situation complexe, mouvante et passionnante en Syrie suite à la chute de la dictature. Voici le neuvième épisode, ce 24 mars 2025, écrit depuis la Syrie.

Au lendemain des massacres de la côte Syrienne
Lorsque nous avons publié notre dernière chronique, les massacres sur la côte Syrienne étaient en train de se produire et notre analyse était forcément encore partielle. Nous ne reviendrons pas en détails sur ces événements, dans la mesure où nous avons publié entre-temps sur notre page une analyse de ce qu’il s’est passé. En tout état de cause, ces massacres sont à la fois un choc et un tournant pour la Syrie post-Assad.
Ils sont un choc par leur ampleur et leur violence, et un tournant parce qu’ils ont fini de convaincre un grand nombre de Syriens qu’on ne peut rien attendre de Al-Sharaa et de ses partisans et alliés. Au-delà des promesses de justice et de la constitution d’une commission d’enquête, Al-Sharaa ne fait rien pour désarmer et bannir les jihadistes de son armée, et notamment les combattants étrangers, malgré la demande expresse des populations de la côte dès début janvier.
Le bilan des massacres varie selon les sources : le Réseau Syrien des Droits de l’Homme donne le chiffre de 803 morts, incluant 420 civils, dont 211 tués par les milices pro-Assad, tandis que l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme communique le nombre 1454 victimes, incluant 973 civils, sans préciser combien d’entre eux auraient été tués par les partisans d’Assad. Entre guerre des chiffres, déni et accusations sectaires, la Syrie n’obtiendra sans doute pas toute la vérité dans l’immédiat, quand bien même le massacre a été admis par Al-Sharaa.
L’autonomie kurde remise en cause ?
Immédiatement au lendemain des massacres, Al-Sharaa a déployé un écran de fumée en annonçant la signature d’un accord historique avec les Forces Démocratiques Syriennes, mettant un terme à trois mois de négociations intenses pour l’intégration des FDS – Forces Démocratiques Syriennes – dans l’armée nationale. Les populations de Raqqa et Deir Ez-Zor ont accueilli la nouvelle avec joie, tandis que les défenseurs des droits humains de “Raqqa is being slaughtered silently” – une initiative lancée alors que l’État Islamique occupait la région – dénoncent jusqu’à aujourd’hui le harcèlement et les violences arbitraires commises par une milice kurde omniprésente dans la ville, la Jeunesse Révolutionnaire (Al-Shabiba Al-Thawriya). Au-delà du déni, il est essentiel de préciser que la présence kurde est controversée au sein de la population locale qui ne perçoit pas forcément les FDS et le mouvement socialiste/fédéraliste kurde comme une force émancipatrice.
Les pleins pouvoirs au Raïs
Le 13 mars Al-Sharaa a suscité une nouvelle vague de mécontentement dans le pays avec la signature d’une déclaration constitutionnelle qui, en plus d’inscrire dans le marbre la nécessité pour le président d’être musulman, concentre tous les pouvoirs exécutifs entre ses mains, dont celui de déclarer l’État d’urgence.
Al-Sharaa désignera également un tiers des membres de l’assemblée législative, tandis que les deux autres tiers seront désignés par un Comité dont les membres seront tous désignés par lui (sic). Enfin les juges constitutionnels seront désignés eux aussi par le président, qui bénéficie pour sa part d’une immunité judiciaire, ce qui est tout à fait cynique quand on connaît son passé. Par conséquent, Al-Sharaa détiendra le contrôle total sur les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires pendant cinq ans. Notons qu’il n’a jamais prononcé le mot “démocratie” depuis qu’il a débarrassé la Syrie d’Assad.
L’insubordination des Druzes
Tandis que les tensions sectaires s’exacerbent, renforcées par l’enthousiasme aveugle ou le désir de revanche de musulmans sunnites qui voient dans Al-Sharaa leur libérateur après des décennies de persécutions dirigées contre leurs communautés, des voix d’opposition – civile et laïque – commencent à se faire entendre.
C’est notamment le cas du leader druze Hikmat Al-Hajari qui concentre toutes les foudres des partisans de Al-Sharaa depuis qu’il s’est opposé au désarmement des factions Druzes (entre 70.000 et 100.000 combattants) et a déclaré sa ferme opposition à la nouvelle Constitution. Suite aux massacres de la côte, la position de défiance de Al-Hajari bénéficie d’un soutien massif des Druzes, mais également d’autres communautés Syriennes. L’Administration Autonome (Kurde) du Nord-Est Syrien s’est en effet elle aussi prononcée contre la nouvelle constitution.
Pourtant s’il y a chez les Druzes des défenseurs de l’option fédéraliste “à la kurde”, comme le “Conseil Militaire de Suwayda” qui s’est constitué pour poursuivre la révolution de 2011 au-delà de la chute d’Assad, la plupart plébiscitent davantage une forme de système national mais décentralisé. Parmi ceux-ci, nombreux adhèrent à la position des trois principales factions armées de Suwayda, qui sont prêtes au compromis avec le gouvernement central en échange d’une gestion décentralisée de la sécurité.
Des pourparlers entre ces factions et le gouvernement ont eu lieu, mais les tentatives des forces gouvernementales de s’introduire ou de recruter dans la région ont été contrées par un refus catégorique des partisans de Al-Hajari. On assiste donc à une division au sein même de la communauté Druze, qui subit aussi les pressions d’acteurs extérieurs qui voudraient instrumentaliser les peurs légitimes résultant des massacres de la côte, ainsi que des commentaires haineux et rumeurs sectaires qui circulent de plus en plus sur les réseaux sociaux depuis le début de l’année.
Après la fête, retour à la réalité
Malgré les célébrations joyeuses et enthousiastes de l’anniversaire de la Révolution Syrienne et du nouvel an kurde (Newroz), l’atmosphère de liesse populaire qui a suivi la chute d’Assad est retombée et beaucoup de personnes croisées dans la rue se disent déçues et pessimistes.
Le jour même de l’anniversaire de la Révolution, le 17 mars, Israël a volontairement frappé pour la première fois le centre de la ville de Deraa, sachant pertinemment combien elle constitue un symbole pour tous ceux qui se souviennent d’où est partie la révolte en mars 2011. Deux civils sont morts et 19 ont été blessés dans l’attaque, mais Al-Sharaa ne semble pas très pressé de défendre le berceau de la révolution. Il ne s’est même pas déplacé sur place, ce qui en dit long de son centralisme et de ses préoccupations visiblement plus grandes que le sort des Syriens.
Il est bon de rappeler que quand la Révolution a démarré à Deraa – avant et après son séjour en détention – Al-Sharaa faisait son jihad en Iraq dans les rangs d’Al-Qaeda. Ce n’est pas la fin de la dictature qui motivait ses choix de l’époque, mais la guerre sainte sous les ordres du jihadiste égyptien Ayman al-Zawahiri, qui a dirigé Al-Qaeda jusqu’en 2011. Ce qu’on comprend doucement depuis le 8 décembre 2024, c’est que libération ne signifie pas forcément révolution…
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