Toutes les deux semaines, une chronique rédigée par le collectif internationaliste franco-syrien Interstices-Fajawat, afin de mieux comprendre la situation complexe, mouvante et passionnante en Syrie suite à la chute de la dictature. Voici le dixième épisode, ce 13 avril 2025, écrit depuis la Syrie.

Le rythme de nos chroniques s’est un peu ralenti, parce que nous nous sommes déplacés de Suwayda vers Damas et sa périphérie, où nous avons passé plusieurs jours dans les quartiers martyrisés de Yarmouk, Tadamon et Darayya. Nous y avons rencontré et interviewé des résident-es, ou plutôt des survivant-es, et nous avons traversés des espaces dont l’étendue de destruction est difficile à décrire.
Les ancien-nes habitant-es, dont beaucoup sont des réfugié-es de Palestine (1948) et du Golan (1967), reviennent doucement reprendre leurs marques dans des paysages dévastés où chaque « rue » reste marquée par la mémoire fantôme de meurtres et de massacres commis par les occupants des lieux, qu’ils soient des mercenaires d’Assad où des groupes liés à Jabhat Al-Nusra ou à l’Etat Islamique. Nous y retournerons dans quelques jours à l’occasion de la commémoration du massacre de Tadamon commis le 16 avril 2013. Il s’agit de l’exécution, en banlieue de Damas, de centaines de civils par des soldats d’Al Assad : ils avaient précipité les victimes, les yeux bandés, dans une fosse commune creusée au milieu d’une rue, avant de brûler les corps avec des pneus pour empêcher toute identification. Le massacre avait été filmé par un soldat.
Veuillez nous excuser par conséquent si notre chronique du jour porte essentiellement sur le Sud du Pays, où l’on a davantage de nouvelles de première main…
Instabilité à Deraa, berceau de la révolution de 2011
Le 3 avril, l’armée d’occupation israélienne s’est heurté une première fois à une opposition armée dans les environs de Nawa (Gouvernorat de Deraa), alors qu’elle tentait de s’emparer d’un nouveau barrage hydraulique. En réponse à la résistance locale Israël a lancé une frappe sur la ville, tuant 11 civils. Des manifestations ont surgi dans plusieurs villes du pays et les funérailles des martyrs ont rassemblé plusieurs milliers de personnes à Nawa.
Si le «gouvernement de transition à durée indéterminée» a bien condamné les frappes et l’invasion israélienne, sa réaction reste timide et Sharaa brille toujours par son absence auprès des populations de Deraa, qui sont pourtant les premières à avoir fait trembler le pouvoir d’Assad en 2011. Dans le même temps, Israël a réduit à néant l’aéroport militaire de Hama, faisant monter d’un cran la tension avec la Turquie qui ne cache pas ses intentions d’installer des bases militaires au cœur de la Syrie. Au cours des dernières heures, les médias locaux et internationaux n’ont cessé de monter en épingle la confrontation virile entre Netanyahu et Erdogan : espérons que la Syrie ne devienne pas de nouveau le terrain de confrontation de leurs impérialismes mégalomaniaques.
Toujours à Deraa, des affrontements ont eu lieu ce 11 avril entre les Forces de la Sécurité Générale et les membres d’une faction au passé controversé, la 8ème Brigade. Son leader Ahmad Al-Awda, d’abord rebelle au sein de l’Armée Syrienne Libre, s’était réconcilié avec le régime d’Assad en 2018 pour rejoindre avec ses hommes le 5ème Corps d’Armée sous commandement russe et garder ainsi le contrôle sur son fief, la ville antique de Bosra Al-Sham.
À la chute du régime il a retourné à nouveau sa veste, participé à la libération de Damas, puis refusé jusqu’à ce jour de reconnaître l’autorité du nouveau gouvernement. La confrontation s’est déroulée à la suite d’une tentative de désarmement des éléments de la 8ème Brigade, qui s’est soldée par la mort d’un leader militaire local ayant rejoint le nouveau Ministère de la Défense, Bilal Al-Droubi. Après 24 heures de tensions, un accord a été trouvé et plusieurs membres de la 8ème Brigade impliqués dans la mort de l’officier ont été arrêtés. Mais Al-Awda reste intouchable.
Suwayda continue de bouillir
Dans le gouvernorat voisin à majorité Druze, la fracture se creuse entre ceux qui privilégient une conciliation avec le gouvernement central et ceux qui rejettent catégoriquement et frontalement l’autorité incarnée par Al-Sharaa. Le sheikh Hikmat Al-Hajari, qui est connu pour avoir été longtemps l’un des leaders spirituels Druzes les plus conciliants envers le régime d’Assad, tout en étant proche du leader Druze pro-sioniste de Palestine Muwafaq Tarif, continue de rallier à sa cause une large frange de l’opinion druze syrienne séduite par son régionalisme et par son apparente inflexibilité envers l’autorité centrale de Damas.
Parmi ceux-ci, le Conseil Militaire de Suwayda publie tous les deux jours des vidéos montrant des petites factions locales lui prêter allégeance, s’unissant derrière un discours fédéraliste qui rappelle celui des autonomistes Kurdes du Nord-Est Syrien. Pour renforcer ce parallèle, pour la première fois une femme s’est exprimée publiquement et en uniforme au nom du Conseil Militaire le 29 mars pour défendre un système décentralisé et représentatif de la diversité syrienne.
En face, leurs détracteurs rassemblés notamment derrière les factions Rijal Al-Karami, Liwa Al-Jabal et Ahrar Al-Jabal Al-Arab contestent également la nouvelle constitution et partagent à peu de choses près la même vision d’une Syrie laïque et respectueuse de sa diversité, mais dénoncent la tendance séparatiste des partisans de Al-Hajari et du Conseil Militaire, ainsi que leur potentielle instrumentalisation par Israël. Certains évoquent également le passé loyaliste pro-Assad d’une partie de ceux-ci, suspectant derrière leur engagement révolutionnaire tardif la volonté de se protéger d’éventuelles poursuites judiciaires de la part du nouveau gouvernement.
Enfin, il est avéré que les partisans de Hajari rejettent l’utilisation du drapeau de la révolution syrienne à trois étoiles et brandissent systématiquement le drapeau confessionnel druze à la place, tout en arborant sur leurs véhicules ou dans les manifestations le portrait du sheikh pro-sioniste Tarif. Quand on les interroge il arrive de constater également une certaine confusion concernant leur rapport à Israël.
Face à la défiance de Suwayda, le «gouvernement intérimaire durable» se montre étonnamment stoïque. Il n’y a toujours aucun élément de la Sécurité Générale dans la région, et le gouverneur Mustafa Al-Bakkur fait preuve d’une bonhomie surprenante, rendant visite à tous les leaders locaux y compris ceux qui rejettent son autorité pour partager des sucreries à l’occasion de l’Aïd Al-Fitr.
Cette affabilité ne l’a pas empêché d’être pris à parti avec virulence le 7 avril à la suite de l’arrestation de 20 activistes de Suwayda à un checkpoint sur la route de Raqqa, où des acteurs de la société civile devaient participer à une rencontre politique organisée par l’Alliance Syrienne pour l’Égalité Citoyenne, une organisation civile initiée depuis le Rojava. Leur arrestation et leur détention brutales dans une prison à Idleb a suscité une vague d’inquiétude et de mécontentement au sein des organisations de la société civile et de défense des libertés publiques. Une fois libérés, la rencontre houleuse entre les militants et le gouverneur de Suwayda a été très largement diffusée par les médias, dans la mesure où c’est la première fois qu’un représentant du gouvernement est publiquement attaqué. Une semaine plus tôt, c’est le sheikh Bedouin de Suwayda Su’ud Naif Al-Nemr qui interpellait Al-Sharaa en public pour contester la non-représentativité de sa nouvelle constitution.
De Suwayda au Rojava, en passant par Bosra Al-Sham et le littoral Syrien, l’autocratie temporaire de Al-Sharaa est loin de faire l’unanimité, et Israël et la Turquie ne semblent pas même vouloir lui laisser le temps de faire illusion. En Syrie, à défaut de croire à une transition démocratique prochaine, on croise les doigts pour qu’au moins la paix l’emporte…
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