Après 5 ans de Blanquer, on dresse le portrait de l’école avant la rentrée


Pénurie de profs, Éducation Nationale en lambeaux, mépris du gouvernement… on a interrogé un enseignant pour notre dernière revue : à méditer avant la rentrée.


Jean-Michel Blanquer a été ministre de l’Éducation Nationale pendant 5 ans : ça fait quoi d’avoir passé autant de temps au service d’un béluga ?

La simple évocation de son nom en salle des profs déclenche des insultes, y compris de la part des fonctionnaires les plus respectueux. La première image qui me vient en tête à l’évocation de Blanquer, pour moi, c’est celle d’une chape de plomb. Ce type a pesé de tout son poids sur l’éducation, un véritable placage ventral idéologique. Et l’effet est le même que la fameuse technique d’intervention policière : on suffoque, on cherche désespérément à s’ouvrir de petits espaces de liberté qui se referment immédiatement, on cherche à protester mais notre voix est étouffée. Et comme lors des violences policières, parfois ça aboutit à la mort. Le rectorat va jouer le même rôle que l’IGPN, il va instiller le doute et plaider les circonstances. Dans le cas de Christine Renon, enseignante qui s’est donné la mort dans son école, ils accusent sa fragilité et ses difficultés personnelles alors qu’elle dénonce explicitement, dans un courrier posthume, la responsabilité de l’administration. Ou alors on va récupérer le personnage de Samuel Paty, qui serait mort en héros pour le Ministère, alors qu’il souhaitait juste faire cours.

Pourtant Blanquer a commencé son mandat par une grande loi sur “l’école de la confiance”…

Le nom de cette loi résume l’audace et la perversité du personnage. “L’école de la confiance” c’est devenu une blague en salle des profs, dès qu’il y a un soucis entre personnels et administration on l’évoque d’un sourire entendu, parce que le côté foutage de gueule est complètement assumé. Ce qui se cache derrière c’est à la fois l’inversion du vocabulaire — faire passer une loi très autoritaire, qui permet l’arbitraire à tous les niveaux hiérarchiques, pour de la confiance mutuelle — mais aussi le fait de faire peser la responsabilité des crises sur les personnels. Si les personnels refusent la main tendue, c’est donc de leur faute, à ces belliqueux, si ça se passe mal.

Que faudrait-il changer en priorité dans l’Éducation Nationale ?

Il y a tellement de choses à changer, faire une liste de revendications ça peut être laborieux. Sans compter que la plupart des gens connaissent l’école, donc pensent savoir ce qu’est le métier de prof, ses enjeux, ses façons de travailler. En fait les revendications ce n’est pas vraiment la première des questions, ce qu’il faut se demander c’est surtout “pourquoi l’école?”, quel est son objectif ? Si on veut de bons petits soldats serviles prêts à s’entre-tuer sur un marché du travail libéralisé, alors en réalité l’Éducation Nationale fonctionne très bien, on est sur la bonne voie !

Sans rire, on parle beaucoup des revendications salariales, qui sont réelles car on est payé-es de la merde par rapport à notre statut et à notre niveau d’étude, mais moi qui ai passé quelques années sous le seuil de pauvreté, je trouve que ma situation s’est quand même améliorée. Par contre quand on regarde par rapport au temps de travail, une bonne partie de nos missions sont payées à un niveau inférieur au smic horaire, c’est un vrai scandale. De toute façon, le salaire ça n’est pas la priorité : quel que soit l’objectif que je me fixe en tant qu’enseignant, la mesure à prendre pour que j’y parvienne c’est de réduire les effectifs d’élèves, qui n’ont fait qu’augmenter en 20 ans. Sans cette réduction massive, il n’y a pas d’amélioration possible des conditions d’enseignement.

Pour ma part j’identifie différents rôles dans l’école, mais le premier est d’être un lieu émancipateur : permettre aux élèves qu’on reçoit de pouvoir devenir autonomes dans leur pensée, dans la construction de leur personnalité. Et si on demande aux élèves d’adopter un regard critique, il faut aussi qu’ils soient en mesure de critiquer l’institution, il faut leur montrer qu’on peut encaisser les critiques, en tenir compte, dialoguer avec : l’institution ne doit pas s’imposer brutalement aux élèves sans avoir à se justifier. On ne doit pas leur demander d’être dociles, on doit leur expliquer le fondement des règles, et que ces règles peuvent être discutées collectivement. Mais comment peut-on discuter collectivement des règles face à une classe de 35 élèves ? Comment organiser une discussion sereine si le prof ne peut même pas voir l’ensemble de ses élèves ? La règle est simple : plus il y a d’élèves dans une classe, plus on sera autoritaire, et plus les élèves seront brimé-es, en particulier les élèves qui partent avec un handicap de départ, qu’il soit médical ou social.

L’école c’est aussi un lieu où l’enfant sort du cadre familial. En principe c’est une ouverture au monde, à la société, aux autres. L’élève se confronte à ce qu’il ne connaît pas, et ça peut être brutal. D’ailleurs ça se voit à l’entrée au lycée : des élèves qui arrivent de collèges particuliers où les effectifs sont réduits — comme en REP+, dans les écoles en breton Diwan ou dans des territoires isolés — sont habitué-es à pouvoir échanger avec le prof ou les élèves, et se retrouvent souvent perdu-es en débarquant en seconde dans une classe à 35 voire plus. Ces élèves là vont avoir tendance à se cacher, à s’isoler, à faire leur truc sans trop déranger, surtout si l’ambiance familiale est tendue.

Enfin le troisième grand rôle de l’école, c’est d’être un lieu d’acquisition et de transmission de connaissances. Je n’aime pas trop le terme de professeur même si je l’utilise beaucoup. Car le professeur professe, il déclame un cours comme pourrait le faire un singe-savant ou un robot. Si on pouvait se contenter de professer pour que les connaissances se transmettent d’elles-mêmes, ça ferait longtemps qu’on aurait remplacé les profs par des télés diffusant “C’est pas sorcier” 24h/24 ! Mais moi j’enseigne, c’est-à-dire que pour chaque élève j’essaie d’identifier ses difficultés à comprendre, ses blocages, je donne du sens aux notions qui, à ses yeux, n’en ont pas encore. Et ça va dans les deux sens : plus j’apprends de choses sur l’élève, plus je pourrai lui en apprendre, il faut pouvoir nouer une vraie relation humaine. Et dans une classe à 35 ou plus, cette relation passe à la trappe.

Pap Ndiaye : caution de gauche ou bonne nouvelle ?

Ni l’un ni l’autre. Il est qualifié de “caution de gauche” pour ses prises de position antiracistes, mais il n’a rien de gauche. D’ailleurs son discours d’intronisation s’axe sur le développement de la méritocratie, lui-même s’en réclame alors que papa était ingénieur des Ponts-et-Chaussées et qu’il a fait une prépa à Henri IV : on a vu mieux comme jeune méritant issu des quartiers populaires. Alors c’est sûr, Pap Ndiaye ne mettra pas l’accent sur l’islamogauchisme comme pouvait le faire Blanquer, on s’éloigne de la ligne “Printemps Républicain” et c’est ce que l’extrême-droite lui reproche déjà. Mais il ne suffit pas d’être noir, ni même d’être anti-raciste, pour être de gauche. Ça fonctionne de la même façon qu’avec Elisabeth Borne : ce n’est pas parce qu’une femme est Première Ministre que sa politique sera féministe, malgré les grands discours sur “la grande cause du quinquennat”. Darmanin est toujours ministre de l’Intérieur !

Si Pap Ndiaye a été choisi par Macron, c’est pour deux raisons : d’abord parce que c’est un libéral qui continuera à casser les corps intermédiaires, accentuera l’autonomie des établissements (plus de pouvoir aux chefs) et fera peser sur les élèves leurs réussites et leurs échecs. Ensuite parce que ce vernis “intellectuel antiraciste” peut permettre de rallier quelques profs aux côtés de Macron, ou au moins calmer leurs velléités. Blanquer ne pouvait pas être évoqué en salle des profs sans des réactions épidermiques, la détestation était réelle. Ici ça sera probablement moins le cas, et c’est peut-être plus dangereux : Ndiaye pourrait très bien faire du Blanquer sans en avoir l’air, ce qui lui laisserait les mains libres pour achever la sale besogne de son prédécesseur.

Cette sale besogne, justement, elle consiste en quoi ?

En 5 ans Blanquer a attaqué sur tous les fronts, mais on peut résumer ça en trois axes : la privatisation, l’individualisation et l’autoritarisme.

D’abord Blanquer c’est la poursuite de la privatisation de l’école, c’est-à-dire qu’il a fait rentrer les entreprises et la logique de marché dans l’Éducation Nationale. Par exemple en rendant l’école obligatoire dès 3 ans : l’effet est quasi nul sur la scolarisation puisqu’on avait déjà 98% des enfants scolarisés à cet âge, par contre c’est une manne financière pour les écoles maternelles privées, qui sont désormais largement financées par l’argent public. Mais cette privatisation correspond surtout à l’entrée d’entreprises pour des missions de service public, un classique : on découpe les missions de l’Éducation Nationale en petits morceaux, et on vend ces missions sur le marché de l’éducation. Par exemple Pronote est un logiciel de gestion de la vie scolaire utilisé par de très nombreux établissements, dont la licence coûte environ 9€ par élève chaque année : il existe pourtant des logiciels libres. Mais le ministère préfère gorger de profits une entreprise marchande.

Mais la patte de Blanquer, c’est surtout l’individualisation : individualisation des élèves, des personnels et des établissements. Les élèves, sous couvert “d’autonomie” et de “responsabilisation”, deviennent responsables de leurs propres échecs. C’est ça en réalité le système méritocratique : effacer l’effet des déterminismes sociaux, cacher les inégalités et dire que face à une difficulté l’élève est seul responsable. Une sorte de déméritocratie. Parcoursup et la réforme du lycée rentrent parfaitement dans cette logique, chaque élève se démerde dans son parcours. L’élève doit construire son “projet” seul ou presque. Côté personnel, il n’y a plus d’instances où les syndicats peuvent être décisionnaires, à la limite ils peuvent donner leur avis. Le rectorat fait ce qu’il veut pour déplacer les profs tels des pions d’un établissement à un autre. C’est ainsi la porte ouverte au clientélisme d’un côté, et à l’autoritarisme de l’autre : des mutations forcées, comme les deux CPE du collège Victor Hugo à Nantes récemment.

Les méthodes du Ministère ce sont les méthodes du néo-management : violentes et autoritaires, mais cachées sous un verni de bienveillance dégoulinante d’hypocrisie. Il n’y a qu’à voir la gestion de la crise du coronavirus, où l’on apprenait les mesures à la télé, sans concertation et sans connaître les modalités de leur exécution. Tout était fait à l’arrache, avec autant de moyen que de respect : rien. On nous disait d’ouvrir les fenêtres alors que les enseignant-es proposaient des mesures concrètes. À chaque fois on nous répondait que non, ça ne servait à rien. Un collègue s’est même fait engueuler parce qu’il a acheté son propre purificateur d’air en classe, mais il a fallu le retirer parce que ça donnait l’impression que l’école ne faisait pas suffisamment pour lutter contre le covid. L’objectif c’est de préserver l’image, de maintenir la façade coûte que coûte alors que le bâtiment est en train de s’effondrer. Et dès qu’il y a une voix dissidente il faut la faire taire, d’où la volonté de Blanquer de transformer le devoir de neutralité en devoir de réserve. Ce n’est heureusement pas passé, mais l’intention est claire : les profs doivent la fermer, et si besoin le Ministère a les moyens de les faire taire.

On pourrait continuer la liste encore longtemps, l’utilisation des neurosciences dans ses pratiques managériales, la création d’un faux syndicat lycéen ou la tentative d’interdiction de Sud Éducation 93 pour avoir lutté contre le racisme, les procédures disciplinaires qui se multiplient, les sondages sur les programmes mais, lorsque le Conseil Supérieur des Programmes vote contre à l’unanimité ils sont quand même appliqués… On se situe quelque part entre “se battre contre des moulins” et “pisser dans un violon”. L’école n’est pensée que comme un coût par Macron, espérons que ça ne lui rapporte qu’une grande claque dans la gueule.


Un entretien réalisé en mai 2022 avec un enseignant nantais pour la revue Contre Attaque n°1.

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