Enki Bilal : le naufrage d’une star de la BD


Quand on parle des dégâts cognitifs que provoquent les médias français sur le cerveau des boomers : un exemple édifiant avec Enki Bilal


L’artiste âgé de 75 ans a été un excellent dessinateur, d’extrême gauche et anti-militariste dans sa jeunesse. Son cerveau a été essoré par des dizaines d’années de pensée unique réactionnaire. Et depuis qu’il a donné une interview dégoulinante de racisme il y a quelques jours, il est invité dans tous les médias des milliardaires.

Il y a 40 ans, Bilal dessinait «Les Phalanges de l’ordre noir», une épopée d’anciens combattants des Brigades Internationales contre le retour du fascisme en Espagne. Dans «La Croisière des Oubliés», il racontait la résistance d’un village à des projets militaires dans une fantaisie inspirée des luttes du Larzac, qui avait lieu à la même époque. Dans «Le vaisseau de pierre», c’est un village breton qui se vengeait de promoteurs immobiliers, avec des références à la lutte de Plogoff au même moment. Dans la «Trilogie Nikopol», un prisonnier spatial atterrissait dans un Paris dystopique gouverné par un parti fasciste inspiré de Mussolini. Avec l’aide de divinités égyptiennes, le héros faisait tomber les fascistes. Dans «Mémoire d’Outre espace», des pages mémorables montrent des militaires français enrôler de force des extra-terrestres comme tirailleurs d’une armée coloniale futuriste : une critique féroce de l’impérialisme et du racisme.

Dans ces BD teintées de science fiction et de surnaturel, les policiers, les militaires, les capitalistes sont des méchants stupides et nuisibles, que des anti-héros ordinaires combattent.

Dimanche 19 novembre 2023, Enki Bilal déclare dans la Tribune du Dimanche, à l’occasion de la parution d’un livre : «Je pense que l’Occident est en train de s’effondrer sur lui-même. Je suis profondément écœuré par la situation et le comportement de la majorité des politiques. […] On a laissé le cheval de Troie entrer. Cela fait trente ans que j’annonce à mes copains qu’avec l’islamisme on est foutus. Dans vingt ans, et probablement moins, peut-être seulement dix, on ne reconnaîtra plus l’Europe».

Un copier-coller des discours répétés par Cnews que le dessinateur complète par une dénonciation du «wokisme qui produit de la haine d’Israël, du capitalisme, de l’homme blanc. Il faut un incroyable aveuglement, et même une forme d’hémiplégie intellectuelle, pour ne pas voir ce qu’est l’islamisation du monde». Il ajoute enfin dans sa tribune : Emmanuel Macron. «Je l’aime vraiment bien, il m’a embarqué dans son voyage officiel en Serbie».

Actuellement, un État colonial raciste extermine la population de Gaza, des gouvernants d’extrême droite sont au pouvoir dans de nombreux pays du monde, le chaos climatique est là, une troisième guerre mondiale menace l’humanité, mais le combat prioritaire d’Enki Bilal est «l’islam», le «wokisme» et la défense de «l’homme blanc».

Le succès de ses BD antifascistes et écologistes, achetées par des lecteurs de gauche à l’époque où les idées sociales et écologistes étaient beaucoup plus répandues dans la société, ont offert à l’artiste une vie confortable. Jadis du côté des luttes, Enki Bilal ne s’informe plus aujourd’hui que par la presse des milliardaires. La Tribune du Dimanche parle de ses lectures : Le Parisien, Le Journal du Dimanche, avec lesquels il «construit son univers». Pour lui, ce «réel» qui façonne son esprit, c’est la presse de Bolloré et autres milliardaires. Résultat : une dégénérescence politique complète.

Alors que l’ancienne star Enki Bilal était devenu un quasi-inconnu du paysage médiatique, il a suffit de cette seule interview pour qu’il soit invité partout.

Dès le lundi 20 novembre, il est sur le plateau de BFM TV où il recrache au mot prêt ses délires sur «l’islamisation» et le «voile à l’école» – qui est interdit depuis 20 ans en France. Le même jour, Cnews diffuse en prime time sa tribune. Mardi 21 novembre, c’est sur le plateau de France 5, face à une présentatrice complaisante, qu’il attaque «l’islam», les émeutes pour Nahel et la France Insoumise, puis annonce la «guerre civile». Comme s’il y avait un lien entre «islamisme» et lutte contre les violences policières. Il sera probablement invité dans d’autres médias ces prochains jours. Pour réussir une campagne marketing si vous sortez un livre : tenez des propos raciste.

Cela confirme un théorème désormais établi : il suffit qu’une célébrité vieillissante dise un truc d’extrême droite pour que CNews, BFM et compagnie s’empressent de l’inviter en direct. À l’inverse, les artistes et auteurs de gauche qui n’ont pas retourné leur veste n’ont jamais la parole.

Le système offre une prime systématique au pire. N’importe quel crétin sans talent – ce n’est pas le cas de Bilal – peut faire carrière dans tous les médias français s’il soutient la police, l’islamophobie et le colonialisme. Dans le cas contraire, même les plus compétents sont écartés.

On a tendance à croire que les anciens 68ards et anciens gauchistes ont tous trahi mais c’est faux. C’est seulement que ceux qui trahissent sont hyper-médiatisés : comme Cohn Bendit, Onfray, Goupil et maintenant Bilal… En France, on récompense la bassesse et la félonie.

Ainsi, Enki Bilal est désormais l’un des nombreux vieillards propageant des délires complotistes sur l’Islam qui serait un «cheval de Troie» de «l’Occident». Ces théories islamophobes font beaucoup penser à l’antisémitisme de l’entre-deux guerre. L’idée obsessionnelle qu’une minorité ethnico-religieuse agirait secrètement pour pervertir une société civilisé et tenterait d’en prendre le contrôle. Ces idées ne mènent qu’au désastre : à la haine et la guerre civile. Autant de phénomènes que les BD de Bilal auraient férocement dénoncé dans les années 1980.

Ce nouvel épisode d’infamie médiatique est bien triste pour les amoureux du 9ème art, dont l’équipe de Contre Attaque fait partie. Il est aussi désespérant, car il démontre la puissance et la toxicité de la propagande médiatique sur le cerveau d’une partie des seniors de ce pays. Aidons nos grands-parents à ne pas finir comme Bilal.

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6 réflexions au sujet de « Enki Bilal : le naufrage d’une star de la BD »

  1. L’islamophobie cache le racisme et pendant que l’on pense à emmerder les musulman.ne.s avec toutes sortes de problèmes inventés, alors on oublie que le monde est en insécurité total à cause du nucléaire civil et militaire et du réchauffement climatique produit par l’industrie pétro-gaziere.
    Au lieu de penser division nous devons penser à changer les lois qui sont faites pour protéger le crime de la police, des armées, des gouvernements, et des industries destructrices de notre monde. Cette division est créée pour faire oublier aux victimes que les lois sont faites contre elles. Quand un morceau de papier protège le crime contre l’humanité il faut le modifier . Debarassons nous du mensonge, de la manipulation et de la désinformation véhiculés par les outils médiatiques des chiens de garde (qui opèrent à nous diviser) et debarassons nous des lois qui servent de protection à cette dangereuse économie mafieuse.
    Les lois, la politique sécuritaire et l’islamophobie servent à cacher, le racisme, la division et la légalisation du crime.

  2. Bonjour Contre Attaque,
    moi aussi j’ai été écoeuré d’entendre Enki Bilal sur la 5. Mais sur cette chaîne de service public, ce n’est pas étonnant d’accueillir des fous furieux macronistes de droite et d’extrême droite, et de démolir la gauche et ce qu’il en reste. Un jour je vous ai écrit que tous les boomers n’étaient pas devenus des idiots profiteurs du système et ne laissant rien aux plus jeunes , seulement on ne les entendait pas. J’ai 77 ans, je vous lis tous les jours, je vous ai même acheté la revue et envoyé quelques sous, et je vous souhaite de pouvoir continuer à vous battre comme vous le faîtes, comme les Soulèvements de la Terre et bien d’autre. J’ai milité à l’extrême gauche et eu des responsabilités à la CGT, j’ai voté LFI, bien que je ne sois pas toujours d’accord avec eux, mais ils luttent. Mes ancêtres anars et cocos doivent se retourner dans leur tombes en voyant des mecs comme Roussel et sa doublure de veste…..Voilà, les gars, bravo et merci.

  3. Je suis effondré de découvrir le zombie désincarné qu’est devenu Bilal. Que dire d’autre quand, comme moi, on le lisait il y a près de cinquante ans ?
    Finalement, les Phalanges de l’Ordre Noir peuvent le compter dans leurs troupes.
    Quel naufrage. Quelle tristesse.

  4. Je ne partage aucun de vos points de vue, et je n’exprime le mien que dans l’intimité pour limiter les malentendus dans ce monde de sourds, cependant aucun de vous ne signale l’essentiel: c’est Pierre Christin qui écrivait les scénarios !

    1. L’oeuvre n’est quoiqu’il en soit pas connue pour le scénariste mais bien pour Bilal, dont je doute qu’il eût choisi Christin s’il n’eût été en plein accord avec ces scénarios.

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