Des nouvelles du Kurdistan et de la révolution en cours : #03, Géopolitique de la guerre et libération d’Öcalan


Toutes les deux semaines, Contre Attaque ouvre ses colonnes aux camarades internationalistes de Ronahî, Centre de Jeunesse pour les Relations Publiques, qui travaille à «promouvoir les échanges entre les mouvements de jeunesse au Kurdistan et les mouvements de jeunesse démocratiques, anticapitalistes, féministes et écologiques dans le monde entier», pour nous éclairer sur la situation au Kurdistan. Voici le troisième épisode.


Abdullah Öcalan posant fièrement avant d'être jeté en prison.

Les deux dernières semaines ont vu beaucoup de choses changer au Kurdistan et en Turquie, et ouvrent maintenant une phase historique pour le mouvement de libération du Kurdistan. Après des décennies de guerre brutale contre le peuple kurde, le leader du MHP – «Parti du mouvement nationaliste» : parti gouvernemental d’extrême-droite en coalition avec l’AKP, le parti présidentiel d’Erdoğan – Devlet Bahçeli a serré la main du co-président du Dem Parti – «Parti de la démocratie et de l’égalité des peuples» : parti légal du mouvement kurde en Turquie, qui succède en 2023 au HPD, interdit par l’État turc – et a déclaré que les Kurdes appartenaient à la Turquie. Il a ensuite déclaré qu’il était prêt à recevoir le leader du peuple kurde Abdullah Öcalan au Parlement turc si celui-ci annonçait la dissolution du PKK.

Comment tout cela est-il possible ? Quels sont les développements auxquels nous pouvons nous attendre dans les prochains jours ?

Il faut remonter dans l’Histoire pour trouver les réponses à nos questions. Après la Première Guerre mondiale et le redécoupage du Moyen-Orient par les puissances impérialistes, France et Angleterre en tête, la Turquie telle que nous la connaissons aujourd’hui ne faisait pas partie du plan des vainqueurs. La République de Turquie a été fondée en 1923 après une guerre contre l’ingérence occidentale, grâce au soutien actif du peuple kurde et de l’URSS.

Par la suite, la Turquie a gagné le soutien de l’Occident en se voyant confier deux missions : devenir une avant-garde pour la propagation du modèle européen d’État-nation au Moyen-Orient et servir de bouclier pour empêcher l’expansion de l’URSS plus au sud. En se construisant comme un proto-Israël, la Turquie a ouvert la voie à l’avènement de l’État hébreu après la Seconde Guerre mondiale. Si l’on regarde la situation aujourd’hui, on constate que l’URSS n’existe plus, que les peuples arabes ont été divisés en 22 États-nations et qu’Israël n’a jamais été aussi puissant. La position de la Turquie est donc affaiblie, car elle n’a plus de véritable raison d’être aux yeux de l’Occident.

Cet affaiblissement de la République turque est visible à travers une question centrale pour le capitalisme financier : les routes économiques et énergétiques. Lors du sommet du G20 de septembre 2023, les puissances occidentales, Israël en tête, ont annoncé la création d’une nouvelle route économique reliant directement l’Inde à l’Europe, traversant le Moyen-Orient via la péninsule arabique jusqu’en Israël, puis les territoires palestiniens occupés, l’île de Chypre et enfin la Grèce et l’Europe.

La Turquie, écartée de ce grand projet, a développé son propre plan de route économique qui relierait directement Bagdad en Irak à la capitale turque Ankara, puis au marché européen. Certains analystes expliquent le début de la guerre à Gaza en octobre 2023 par le fait que la Turquie aurait incité le Hamas à lancer son offensive afin de déstabiliser la région, retardant ainsi le développement du projet de route économique soutenu par l’Occident.

Il est désormais clair qu’Israël sort renforcé de cette tentative de déstabilisation : la destruction d’une grande partie de Gaza et l’affaiblissement militaire du Hamas et du Hezbollah ont créé les conditions idéales pour la mise en œuvre de son projet économique. La plupart des acteurs de la région ne s’attendaient pas non plus à ce que la guerre au Liban évolue aussi rapidement.

En suivant cette voie économique, la prochaine étape est Chypre, dont la partie nord est sous le contrôle politique et militaire turc de facto. Pour toutes ces raisons – un rôle affaibli au sein du monde occidental et les victoires militaires d’Israël – la Turquie commence à craindre les effets d’une guerre qui pourrait s’étendre à son propre territoire. C’est pourquoi la Turquie n’a jamais eu autant besoin d’unité nationale. D’autant plus que les facteurs qui ont permis sa fondation en 1923, comme l’URSS et le soutien du peuple kurde, n’existent plus.

Dans sa guerre contre l’existence kurde, la Turquie se trouve aujourd’hui en difficulté face à la guérilla du PKK dans le sud du Kurdistan – nord de l’Irak. Bien que disposant de la deuxième plus grande armée de l’OTAN, l’armée turque n’est toujours pas en mesure de contrôler totalement cette région, cruciale pour la réalisation de son projet de route économique. À l’approche de l’hiver, les militaires turcs craignent désormais des contre-attaques massives de la guérilla, rendues possibles par les conditions hivernales favorables aux combattants du PKK.

Malgré toutes les tentatives de dissimuler leurs pertes et les dégâts infligés par la guérilla, les forces armées turques éprouvent également des difficultés à l’intérieur de leurs propres frontières face à des combattant·es qui passent à l’action au Kurdistan du Nord et en Turquie lorsque l’occasion se présente. Dans ce contexte, on comprend mieux l’ouverture récente et inattendue de la Turquie sur la question kurde.

Comme toujours, les bonnes intentions affichées par la Turquie cachent certains intérêts géopolitiques qui laissent la plupart des acteurs du mouvement kurde dubitatifs, voire ouvertement critiques, face à cet appel à un nouveau processus de paix. Le processus qui était en cours il y a dix ans s’est effondré en quelques mois à l’été 2015. Une guerre brutale dans les villes kurdes s’en est suivie, faisant des dizaines de milliers de morts et de déplacés.

Le traumatisme du dernier processus de paix est encore présent dans l’esprit de la société kurde, et personne ne semble vouloir répéter le même jeu tragique. Des personnalités du mouvement kurde ont appelé à la méfiance, rappelant que le MHP est spécialisé dans la «guerre spéciale», c’est-à-dire toutes les formes de guerre qui ne sont pas directement militaires : opérations des services secrets, manipulations psychologiques, contre-propagande, etc. Le parti est né pendant la guerre froide de l’«opération Gladio», une campagne de l’OTAN mise en place dans les années 1970 dans le but de déstabiliser les mouvements communistes et révolutionnaires dans le monde et d’empêcher l’expansion de l’URSS.

Le MHP est également le parti qui, historiquement, a eu comme organisation de jeunesse les «Loups gris», connus comme une milice armée de l’extrême droite turque. C’est pourquoi beaucoup interprètent la situation actuelle comme une tentative de liquidation de la question kurde plutôt que comme le début d’un véritable processus de paix. L’idée serait que la Turquie crée suffisamment de contradictions au sein du mouvement kurde pour qu’il se divise et ne représente plus une menace, par exemple en abandonnant la lutte armée. C’est pourquoi Bahçeli propose qu’Öcalan puisse s’adresser au Parlement turc après 26 ans de prison, dont une grande partie en isolement absolu, si c’est pour annoncer que le PKK a été dissous et que «la période du terrorisme est terminée».

Le 23 octobre, une usine d’armement turque a été la cible d’une attaque qui a fait une dizaine de morts, dont les deux assaillants. Cette attaque a été ensuite revendiquée par le HSM, quartier général des forces armées du PKK, comme une réponse à la politique génocidaire ininterrompue de l’État turc, tout en soulignant qu’il n’a pas de lien direct avec le processus de dialogue en cours. Le soir même, la Turquie a lancé une vaste campagne d’attaques contre la population kurde, visant de nombreuses cibles civiles dans le nord et l’est de la Syrie, le nord de l’Irak et la région autonome du Şengal. Jusqu’à présent, plus de 70 personnes ont été tuées ou blessées, et les dommages causés aux infrastructures civiles sont considérables.

Le même jour, le député du Dem Parti, Ömer Öcalan, a pu rendre visite à son oncle Abdullah Öcalan dans la prison insulaire d’Imrali, après cinq ans sans aucune visite et 43 mois sans qu’aucune information ne sorte de la prison. Après une rencontre de deux heures, le député a annoncé sur Twitter qu’Öcalan était en bonne santé et qu’il partage le message suivant : «L’isolement se poursuit. Si les conditions sont réunies, j’ai le pouvoir théorique et pratique de faire passer ce processus du terrain du conflit et de la violence au terrain juridique et politique».

Tout semble désormais possible, mais la sincérité de l’État turc est difficile à discerner, tant son double jeu entre ses paroles de paix et ses actes ininterrompus de génocide à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières est fort. La conclusion de cette séquence dépendra des rapports de force en présence, dans lesquels la campagne internationale pour la libération d’Öcalan semble jouer un rôle important.

Lancée en octobre 2023 et impliquant de nombreuses organisations politiques internationales, cette campagne a considérablement accru la pression sur la Turquie. En juillet dernier, 69 lauréats du prix Nobel ont appelé à la libération d’Öcalan, tandis qu’en août, plus de 1500 avocats ont demandé collectivement à visiter l’île-prison d’Imrali.

Dans le monde entier, des actions et des manifestations sont organisées en permanence pour exiger la libération physique d’Abdullah Öcalan et une solution politique pour le Kurdistan.

Le 16 novembre, une grande marche est prévue à Cologne, en Allemagne. L’appel invite les forces révolutionnaires et démocratiques d’Europe à se rendre en masse ce jour-là et à contribuer à mettre fin à l’isolement d’Öcalan. Cela permettrait de lancer concrètement un processus de résolution politique de la situation au Kurdistan, dont l’influence pourrait bien s’étendre au-delà.


Ronahî – Centre de Jeunesse pour les Relations Publiques.


Nous sommes un collectif de jeunes du Kurdistan, du Moyen-Orient et d’Europe et nous souhaitons renforcer les liens entre les mouvements de jeunesses au Kurdistan et les mouvements anti-capitalistes, féministes, écologistes partout autour du monde. Pour cela nous nous concentrons sur 3 aires d’activités : travail d’information, formation politique, création de réseaux. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à nous contacter !

https://www.ronahi.eu
info@ronahi.eu
instagram : ronahi.international


AIDEZ CONTRE ATTAQUE

Depuis 2012, nous vous offrons une information de qualité, libre et gratuite. Pour continuer ce travail essentiel nous avons besoin de votre aide.

Faites un don à Contre Attaque, chaque euro compte.

Laisser un commentaire