Agro-industrie, corruption, abus de pouvoir et injustice

Lundi 4 août 2025 dans la capitale libanaise. Des centaines de personnes manifestent avec des photos de défunts et des pancartes : «Pas de compromis sur la justice» ou encore «Le crime du 4 août n’est pas un accident». 5 ans plus tôt, le port de Beyrouth avait été dévasté par une explosion. Pour la première fois cette année, certains officiels participent à la mobilisation, mais dans un pays figé par la guerre et la corruption, rien n’a avancé en une demie décennie.
Le 4 août 2020, une gigantesque déflagration souffle la ville. Suite à un incendie dans le port, un stock de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, un engrais chimique entreposé dans des conditions de sécurité lamentable à côté de zones résidentielles, a sauté. Les images montrent un blast terrifiant. Il s’agit de l’une des plus graves explosions non nucléaires de l’histoire, qui a tué 235 personnes, blessé plus de 6500 autres et détruit des quartiers entiers.
Ce drame aurait pu être évité. Il est le résultat d’une série de négligences. Entre 2014 et 2020, les autorités portuaires, douanières et ministérielles ont reçu plus de 30 avertissements sur le danger du stock de nitrate d’ammonium dans le port. Des inspecteurs avaient également signalé l’absence de ventilation, de mesures anti-incendie et de protection contre les intrusions dans l’entrepôt. Un juge avait même ordonné dès 2016 une inspection, qui avait démontré l’usure des récipients contenant l’engrais chimique, ce qui augmentait l’instabilité du stock, sans aucune réaction des autorités.
Au moment de l’explosion en 2020, les pompiers libanais n’avaient pas l’équipement adapté pour faire face à un accident chimique. Pire, ils ont été envoyés pour éteindre l’incendie initial sans être prévenus qu’il s’agissait de nitrate d’ammonium, et donc d’un risque explosif. 10 d’entre eux sont tués.
Le port de Beyrouth, point d’entrée stratégique en Méditerranée, qui recevait d’importantes quantité d’engrais pour le Proche Orient, était contrôlé par des factions politiques, notamment le Hezbollah, et des responsables corrompus.
Cinq années ont donc passé, et aucune mesure sérieuse n’a été prise pour sécuriser le port libanais. Les entrepôts continuent de stocker des produits dangereux sans inspections régulières, avec des protocoles de sécurité insuffisants selon un rapport de la Banque mondiale. En 5 ans, le Liban a traversé d’autres épreuves. Une instabilité politique durable, une inflation terrible qui a fait perdre sa valeur à la monnaie du pays, une pauvreté importante…
La population s’est plusieurs fois révoltée contre la corruption, contre le système bancaire ou le gouvernement ces dernières années, sans être entendue. Elle a même été réprimée avec des armes de maintien de l’ordre vendues par la France.
Et pour aggraver encore davantage la situation, Israël a multiplié les agressions sur le territoire même du Liban : attentats terroristes à l’aide de bipeurs piégés qui ont semé l’effroi dans la population civile, puis attaque militaire faisant des centaines de morts et détruisant des terres agricoles. Un gouffre sans fin.
Concernant l’explosion de 2020, une enquête a bien été ouverte par la justice, mais un premier juge avait abandonné après avoir tenté d’inculper l’ex-Premier ministre et trois anciens ministres. Une deuxième procédure est en cours, menée par un autre juge, mais elle a été interrompue en 2023 par de nombreux recours. Les ONG Human Rights Watch et Amnesty International soulignent que «le chemin vers la justice reste parsemé de défis politiques et judiciaires». Le président libanais Joseph Aoun promet de poursuivre les responsables, mais ces déclarations tardives sont elles-mêmes un aveu d’impuissance.
Au delà de la situation singulière du Liban, il a été très peu question du danger que représente, en tant que tel, l’engrais explosif. Le Nitrate d’Ammonium est un produit de base de l’agro-industrie mondialisée, il est partout dans le monde.
Et des bombes identiques à celle qui a soufflé Beyrouth sont présentes dans de nombreux ports, dont Saint-Nazaire, près de Nantes. Sur l’estuaire de la Loire, on peut trouver l’un des pires sites industriels de France : entre la raffinerie Total et la centrale à gaz d’Engie se situe une usine d’engrais, Yara. Cela fait des années que l’entreprise, dont l’usine est classée SEVESO seuil haut, met en danger les ouvrier-es, les habitant-es, et plus globalement tout le territoire. La multinationale norvégienne fabrique le fameux Nitrate d’Ammonium.
Yara y produisait encore récemment 600.000 tonnes d’engrais chaque année, soit 200 fois la quantité qui a soufflé Beyrouth. Le site de Saint-Nazaire a été mis en cause pour des centaines «d’incidents», notamment des fuites de produits chimiques dans la Loire, des taux de pollution de l’air et de l’eau anormalement élevés autour de l’usine et, plus grave encore, la mort d’un ouvrier. Ces infractions répétées n’ont été suivies d’aucune sanction sérieuse, malgré les mises en garde de la préfecture, qui s’est contentée d’amendes dérisoires. On peut dénoncer la corruption et l’incurie des autorités au Liban, mais ce sont des processus identiques qui ont lieu chez nous.
Suite à la mort d’un de ses employés, Yara avait annoncé qu’elle préférait fermer son site de production plutôt que de se mettre aux normes pour préserver la sécurité des employés et des riverains. 139 emplois sacrifiés sur l’autel du profit. Le message était clair : «Si nous ne pouvons pas polluer ici en toute impunité, nous licencions». Mais si la production d’engrais est arrêtée, le site de Montoir reste un lieu de stockage. Il est donc, aujourd’hui encore, presque aussi dangereux.
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