Un regard dans le rétroviseur avant le précipice
«Le peuple a par sa faute perdu la confiance du gouvernement. Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple».
Ce sont les mots tirés d’un poème de l’écrivain allemand Bertolt Brecht dans les années 1950, pour critiquer le totalitarisme stalinien. Quelques années plus tôt, le même auteur dénonçait un autre totalitarisme, celui de l’extrême droite. Son ironie amère semble prophétique dans la France de 2024.
Un ultime coup de force
Récapitulons rapidement où nous en sommes, pour garder les idées claires dans le cyclone ambiant d’informations. En juin, un seul parti réclame la dissolution de l’Assemblée Nationale et des élections anticipées : le RN. Le 9 juin au soir, le parti d’extrême droite arrive en tête aux élections européennes, sur fond d’abstention massive. Quelques minutes après, Macron exauce sa demande, dissout l’Assemblée et convoque des élections en urgence, sans possibilité de campagne, dans l’objectif évident d’offrir la majorité au RN.
Dans l’entre-deux tours, Macron refuse d’appeler au “barrage républicain” et dénonce la gauche qu’il qualifie “d’immigrationniste”. Mais une partie de son état major désobéit.
Par un jeu de désistement réciproque, des dizaines de députés macronistes et LR sauvent leurs sièges grâce aux voix d’électeurs de gauche. Sans ce “front républicain”, le camp macroniste aurait été totalement balayé du jeu politique.
La gauche, quant à elle, a très peu bénéficié du report des électeurs macronistes et de droite, qui haïssent la France Insoumise et ont préféré s’abstenir ou voter RN. Le 7 juillet, le Front Populaire arrive pourtant en tête, grâce à une mobilisation inédite et une participation jamais vue depuis les années 1980. Macron, qui avait prévu de nommer Bardella Premier Ministre, est pris de court et décide de maintenir son gouvernement durant tout l’été.
Pendant des semaines, le camp présidentiel va négocier avec le RN, pour lui proposer un Premier Ministre qui lui convient. L’extrême droite a perdu dans les urnes mais remporté ces élections. La coalition entre Macron et Le Pen est officielle : ils choisissent Michel Barnier, un vieux bourgeois de la droite radicale, compatible avec le RN, pour gouverner. Michel Barnier est membre d’un parti qui a fait moins de 6% aux élections.
Malgré le bourrage de crane médiatique, trois Français sur quatre (74%) estiment selon un sondage qu’Emmanuel Macron n’a pas tenu compte des résultats des élections. Une opinion partagée par tous les électorats : ceux du Front Populaire (92%), mais aussi ceux des Républicains (73%), et même ceux qui ont voté Ensemble (57%). Tout le monde, en-dehors des plateaux télé, a conscience que nous venons de subir un coup d’État. Mais la résignation l’emporte, dans un pays essoré par l’autoritarisme et la morosité.
Car ce coup de force n’est pas arrivé d’un seul coup. Il est la conséquence d’une longue série de renoncements et d’autres coup de force du bloc bourgeois contre l’avis majoritaire, y compris en annulant des scrutins.
20 ans de hold-up
D’abord, le jeu électoral est fondamentalement biaisé, puisqu’une poignée de milliardaires possède tous les médias et choisit ses candidats favoris à l’avance. Dans un pays où l’accès à l’information est verrouillé, où les médias peuvent impunément diffuser tous les jours des diffamations gravissimes contre le principal parti de gauche, et où les attaques d’extrême droite des dernières semaines n’ont pas été évoquées une minute dans le moindre JT, il est totalement illusoire de parler d’un vote «éclairé».
Par ailleurs, depuis 20 ans, chaque élection est volée par le chantage au «barrage». Les choses ont commencé lors des élections présidentielles de 2002 : à l’époque, Jean-Marie Le Pen crée le choc en passant au second tour.
C’est d’autant plus surprenant qu’à l’époque, les scores des partis de gauche sont bien au dessus de ceux de la droite – représentée par Chirac – et des fascistes, qui tournent chacun autour de 16%.
Beaucoup l’ont oublié, mais à cette époque, la Ligue Communiste Révolutionnaire et Lutte Ouvrière, deux partis réellement d’extrême gauche, prônant l’abolition du capitalisme et une société sans classe, pèsent 10% des voix à eux seuls. Le bloc de gauche est divisé, et le PS est désavoué pour ses multiples trahisons, mais il ne fait guère de doute que si Le Pen n’avait pas réussi à passer au second tour sur un fil, la gauche aurait remporté les élections.
C’est donc le choc. 3 millions de personnes manifestent contre l’extrême droite. Tout le monde appelle à «voter contre la haine». Chirac, qui était largement rejeté avant ces élections, est élu avec un score de dictateur : 82%. L’extrême droite est sèchement battue, elle ne progresse pas.
Chirac s’engage à prendre en compte la masse d’électeurs de gauche qui a voté pour lui. Ce qu’il ne fera évidemment pas car «les promesses n’engagent que ceux qui y croient». Aussitôt au pouvoir, il mène une politique néolibérale, s’attaque au code du travail, et surtout il nomme Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur puis Ministre d’État, chargé de mener une politique d’extrême droite. En 2005, il souffle sur les braises, et l’état d’urgence est déclaré pour mater la révolte des banlieues après la mort de Zyed et Bouna, poursuivis par la police. Déjà, les mots et les idées de Le Pen sont au pouvoir.
Ce petit jeu n’a jamais cessé. Élection après élection, la gauche est sommée de «faire barrage». La droite gouverne. Et l’extrême droite engrange des points.
Ce mécanisme n’a qu’un seul effet : les idées de gauche ont quasiment disparu du débat puisque ses électeurs ne sont que des réservoirs pour le second tour. La droite se radicalise pour courtiser l’extrême droite. Et les médias répètent qu’il faut “entendre” les électeurs du RN. Nous sommes arrivés au bout du modèle puisqu’à présent les “centristes” s’allient avec l’extrême droite, et appliquent des politiques qui auraient été qualifiées de fascistes il y a 20 ans.
En 2005, la bourgeoisie avait déjà piétiné un résultat électoral
Il arrive, comme en 2024, que le plan ne se déroule pas comme prévu.
En 2005, un référendum pour la Constitution Européenne est proposé. Une “formalité”, se disent les dirigeants. Il s’agit d’imposer une Europe toujours plus libérale, avec une Constitution qui imposerait aux États membres de l’Union Européenne de nouvelles règles de libre-échange et une concurrence généralisée.
Le camp médiatique, les indéboulonnables éditorialistes qu’on voit encore aujourd’hui à la télé, mènent une campagne féroce pour le “oui” à la Constitution. Les opposants sont traités de “populistes” et “d’extrémistes”, le “non” de gauche est diffamé sans relâche, et l’écrasante majorité des interventions médiatiques est en faveur du “oui”, considéré comme un vote “d’ouverture” et de “progrès”.
Pourtant, le résultat est sans appel : 55% des français ont voté contre la Constitution. C’est la surprise dans toute l’Europe. Le processus néolibéral aurait dû être stoppé cette année-là. Mais c’était hors de question pour le camp du bien : 2 ans plus tard, des technocrates créent le «traité de Lisbonne», qui applique les mesures rejetées dans les urnes, cette fois-ci sans consulter la population. Et devinez qui est l’un des artisans de ce traité ? Un certain Michel Barnier. Il n’y aura pas de grande mobilisation pour protester.
2005 est le premier grand moment où la bourgeoisie décide ouvertement de nier une élection. C’est un premier coup d’État, qui en appelle d’autre. Les dirigeants savent depuis que si un vote ne convient pas, ils peuvent l’annuler. D’état d’urgence en 49.3, de «barrage républicain» en dissolution, cela n’a jamais cessé. Les apparences démocratiques ont voté en éclat.
2012, la trahison du siècle
Il faut ajouter à cette chronologie le «coup» de 2012. À l’époque, la détestation de Sarkozy est immense en France. Une lutte massive contre le recul des retraites vient d’avoir lieu, et le PS est facilement élu en promettant que son «ennemi c’est la finance».
En 2012, les socialistes ont les pleins pouvoirs : majoritaires à l’Assemblée, au Sénat, dans les régions et les grandes villes. Absolument rien ne les empêche d’appliquer quelques mesures de gauche, promises lors de la campagne. Ils ne pouvaient pas prétexter des difficultés politiques ou des compromis nécessaires.
Mais ce mandat est une descente aux enfers. Hollande commence par propulser une faction ultra-minoritaire du PS au pouvoir, notamment le raciste Manuel Valls, qui ne représentait absolument rien, ou Cahuzac, Ministre du budget et expert de la fraude fiscale.
Hollande va débuter son mandat en attaquant la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, puis il fait tuer Rémi Fraisse avant d’appliquer l’état d’urgence et des mesures islamophobes. Il impose par 49.3 des lois ultra-libérales comme la «Loi Travail» en 2016 et fait des centaines de milliards d’euros de cadeaux aux entreprises. Il militarise la police française comme jamais, en lui donnant des armes de guerre et les pleins pouvoirs.
On savait que les socialistes étaient des traitres convertis au néolibéralisme, mais on pouvait encore espérer en 2012 une pause dans les attaques liberticides et racistes. Cela n’a pas été le cas. Tout ce que Sarkozy n’avait pas osé faire, c’est le PS qui l’a réalisé. Et le dernier “cadeau” de François Hollande aura été d’offrir un ministère comme tremplin pour un banquier illuminé, inconnu jusqu’alors, pour qu’il puisse se présenter en 2017 : Macron. Si le fascisme est aux portes du pouvoir, c’est la conséquence directe des choix du PS.
2012 a ainsi été un autre coup d’État, car on ne peut pas appeler «démocratie représentative» un régime où un président applique un programme diamétralement opposé à celui pour lequel il est élu.
Voilà en résumé 20 années de coups de force. 20 années de «barrage républicain» qui n’ont servi qu’à installer, dans la durée, les idées d’extrême droite au sommet. 20 années de pleins pouvoirs à des maitres chanteurs. 20 années d’anéantissement de la gauche qui était, rappelons-le encore, majoritaire sur le plan des idées. 2024 n’est que la conclusion d’une lente descente aux enfers politique, et le prélude à l’installation d’un régime plus dur encore.
Sauf si, forts des expériences passées, un large front social parvient à refuser ce destin funeste et se bat pied à pied, sans compromis ni soumissions, aux chantages. Qu’il se batte dans la rue, dans les médias et dans l’arène politique.
2 réflexions au sujet de « 20 ans de coups d’État du bloc bourgeois »
Merci pour cet article ! Vous avez écrit “Les apparences démocratiques ont voté en éclat.” Je ne sais pas si c’est une faute de frappe ou si c’est volontaire, mais en tout cas dans le contexte c’est parfait !
Les mécanismes du bloc bourgeois forment une dictature neoliberale que nous subissons depuis plusieurs décennies, la politique sociale, les classes populaires et le monde du vivant sont dans le viseurs du bloc bourgeois et en regardant dans le rétroviseurs (avec une bonne vue), nous savons que tout celà vient de plusieurs décennies de neoliberalisme de droite et d’extrême droite et d’une gauche bourgeoise juste là pour donner un ressentie démocratique dans une dictature neoliberale réelle qui conduit l’humanité sur l’autoroute de l’enfer. Le neoliberalisme c’est une dictature organisée par un bloc bourgeois (tyrans sanguinaires, milliardaires, grands bourgeois cossus et dictateurs assassins) qui vise un pognon de dingue en faisant marcher l’humanité au pas d’une dictateur neoliberale. Aujourd’hui le bloc bourgeois possède l’exclusivité des richesses et des moyens de production et ne lâchera jamais ce système économique anti social et ecocidaires qui lui permet de maintenir sa domination et ses richesses. Nous sommes sur l’autoroute de l’enfer où ‘humanité et le monde du vivant en générale sont pris au piège d’un véhicule en feu (neoliberalisme) et que le bloc bourgeois par sa dictature empêche de stopper. La bourgeoisie est en guerre contre les classes populaires (fin du mois) et le monde du vivant en générale (fin du monde).