Le ministre de l’Intérieur veut exclure les journalistes des scènes de « violences urbaines »


Pas de témoins, pas de problèmes


Un policier matraque les testicules d'un photographe lors de "violences urbaines" à Paris.

Vous avez détesté la «Loi de sécurité globale», qui a tenté d’interdire à la presse de photographier des policiers en manifestation ? Vous avez assisté avec effroi aux arrestations de journalistes en Russie ? Alors vous allez frémir à la lecture du nouveau «schéma des violences urbaines» : le gouvernement veut éloigner la presse des scènes d’affrontement et de répression.

L’État israélien tue les journalistes pour cacher ses crimes génocidaires, le gouvernement français veut exclure les journalistes des moments d’intervention policières, pour qu’il n’y ait aucun témoin de ses violences. Le document a été signé le 31 juillet 2025 par le Directeur de la Police Nationale en toute discrétion, et transmis à tout le commandement policier. Ce «schéma» est présenté comme «un guide pratique pour la gestion des violences urbaines».

Le document a été rédigé après les révoltes qui ont suivi l’assassinat de Nahel, durant l’été 2023. Ces émeutes ont «mis les services de la police nationale sous tension et mis en lumière la nécessaire adaptation des moyens urbains, matériels et des doctrines d’emploi» explique le texte. Le fichier, mis en ligne sur le site d’un syndicat de police, fait 52 pages. Il comporte beaucoup de jolies photos de policiers visés par des feux d’artifice ou en train d’intervenir. Il contient aussi des tableaux, graphiques et modes d’opérations. Ce sont les nouvelles doctrines de la police en cas de soulèvement, un mode d’emploi de la répression.

Parmi les nouvelles consignes, il est désormais inutile de faire des sommations avant de tirer car, selon le document, la police intervient de toute façon dans le cadre de la légitime défense. Mais le point le plus choquant vise la presse. Le «schéma des violences urbaines» prône l’exclusion des journalistes en cas de confrontation : «La prise en compte du statut des journalistes telle que consacrée par le schéma national du maintien de l’ordre, ne trouve pas à s’appliquer dans un contexte de violences urbaines» explique le texte.

Or, la distinction entre «maintien de l’ordre» et «violence urbaine» est volontairement floue, et principalement utilisée par les policiers eux-mêmes pour justifier leur violence extrême. Sous-entendu, dès qu’il s’agit de «violences urbaines», tout est permis. Ce terme vise en particulier les situation de conflit en banlieue. Après la mort de Nahel, l’usage du concept de «violence urbaine» a permis d’envoyer des troupes anti-terroristes dans les rues, contre les civils. Ces unités militarisées avaient mutilé plusieurs personnes à coups de fusil à pompe, et tué un homme de 27 ans en lui tirant des balles en caoutchouc.

Dans les faits, les journalistes n’auront plus aucun droit ni aucune protection s’ils couvrent une révolte après un crime policier, ou en cas de manifestation tendue : des situations qui sont qualifiées par les autorités de «violences urbaines». Les révoltes en Kanaky sont, elles aussi, classées dans la catégorie des « violences urbaines », ce qui signifie que les journalistes ne pourraient pas les couvrir. C’est donc une atteinte majeure à la presse, qui donnera encore plus la possibilité aux forces de l’ordre de violenter ou d’arrêter les reporters de terrain. Et bien entendu d’empêcher toute captation d’images de violences policières.

Soraya Morvan-Smith, secrétaire générale adjointe du SNJ-CGT, alerte : «Cela ouvre la porte à un usage dérogatoire à peu près dans toutes les manifestations. Et pose la question : Un journaliste est-il interdit d’avoir accès à certaines zones en France ? Pour nous c’est une grave attente à la liberté d’informer». Elle s’alarme : «Nous devons vraiment peser de tout notre poids sur ce qui nous paraît vital, c’est un recul pour notre société démocratique». Le Syndicat national des journalistes dénonce «une attaque en règle contre la liberté d’informer et d’être informé» et va déposer une requête en urgence devant le Conseil d’État. Il appelle à une procédure collective de la part des structures attachées aux droits démocratiques contre le musèlement de la presse et appelle les organisations comme Reporter Sans Frontière et la Fédération européenne internationale du journalisme à réagir.

En réalité, la presse indépendante est visée depuis des années par la répression. Par exemple, mardi 1er juillet 2025, des agents ont arrêté le journaliste Enzo Rabouy après avoir épié ses déplacements. Ce jeune reporter documente depuis des années les mobilisations sociales au plus près du terrain, et produit un travail de journalisme que la plupart des grands médias ne font plus depuis longtemps. Le jeudi 3 juillet, après avoir passé 24 heures de garde à vue par 40°C, il racontait : «Alors que je rentrais de vacance, j’ai à peine eu le temps de poser mes pieds sur le quai de la gare Montparnasse que des policiers en civil m’ont entourés et m’ont menotté».

La police avait donc localisé le journaliste et enquêté sur ses voyages pour le cueillir par surprise à la sortie d’un train. Cela ressemble aux enlèvements de journalistes pratiqués par les régimes autoritaires. Sa faute ? «Je couvrais une action militante à proximité du Salon du Bourget, qui visait à dénoncer la participation d’entreprises israéliennes au salon» quelques jours plus tôt, explique le journaliste. En garde à vue, Enzo Rabouy demande que l’officier qui l’interroge note que le «journalisme n’est pas un crime». Tout cela pour être relâché sans aucune poursuite, c’était un pur coup de pression.

Le 19 janvier 2023 à Paris, lors d’une manifestation pour les retraites, des policiers avaient chargé un groupe de journalistes. Un photographe avait été matraqué au sol par les agents, notamment à l’entrejambe, et avait dû subir une amputation d’un testicule.

En septembre 2023, le domicile de la journaliste Ariane Lavrilleux était perquisitionné par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la police politique du gouvernement. La journaliste était emmenée en garde à vue dans leurs locaux pour «compromission du secret de la défense nationale et révélation d’information pouvant conduire à identifier un agent protégé» suite à une enquête publiée par Disclose en novembre 2021 sur une opération militaire française en Égypte, baptisée Sirli. Le média d’investigation avait révélé que le renseignement français avait été utilisé par l’armée égyptienne pour traquer et assassiner des civils.

En mai 2019 la journaliste Ariane Chemin, reporter au quotidien Le Monde, était convoquée par les services de renseignement pour son enquête sur l’affaire Benalla. C’est elle qui avait réalisé des articles sur les réseaux mafieux qui entouraient le protégé de Macron. Une section d’enquêteurs spécialisés dans les «atteintes au secret de la défense nationale» avait été mobilisée.

Plus généralement, les journalistes indépendants de terrain, arrêtés ou blessés lors de manifestations ces 10 dernières années, à l’occasion des Gilets jaunes, sur les ZAD ou lors du mouvement sur les retraites se comptent par dizaines. Le nouveau «schéma des violences urbaines» officialise ainsi la possibilité de les réprimer, à la veille d’un mouvement social qui s’annonce explosif.


Le document du Ministère de l’Intérieur est consultable ici.

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