«La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie» expliquait Hannah Arendt. L’indifférence à la souffrance d’autrui et, pire, la jouissance de l’humiliation est un prélude au fascisme. La mort de Jean Pormanove en direct en est l’une des illustrations.

Le streaming, ces vidéos diffusées en direct par des créateurs de contenu sur des plateformes payantes, a permis l’avènement d’un nouveau genre que l’on pourrait nommer le «torture porn». Le plaisir de voir un être humain se faire détruire. Dans une société de plus en plus liberticide et pétrie de censure, on peut assister en toute liberté à des exactions quotidiennes et en direct commises sur des êtres humains, pendant des mois. Il est plus risqué de manifester pour la Palestine que de violenter une personne en streaming.
Les dernières images de Jean Pormanove, pseudonyme de Raphaël Graven sont terribles. Dans la nuit du 17 au 18 août 2025, cet homme de 46 ans, très amaigri, est allongé dans une pièce. Il est inanimé depuis plusieurs dizaines de minutes. Sur le forum du stream, des internautes demandent aux individus présents à ses côtés de vérifier qu’il va bien. Le premier réflexe de l’animateur principal, surnommé Naruto, est de lui jeter une bouteille en plastique sur le visage. Constatant qu’il ne réagit pas, il se penche sur Jean Pormanove, décédé, puis coupe le direct. Sur un compteur affiché à l’écran, la durée de la séquestration de la victime : 12 jours, et la somme donnée par les internautes pour ce sinistre spectacle : plus de 30.000 euros. Quelques heures plus tôt, le défunt subissait une énième séance filmée d’humiliation et une série de coups par plusieurs individus.
Si un félin ou un canidé avait été traité de cette manière, toutes les associations de protection animale seraient montées au créneau et la police serait intervenue. Ici, rien. Jean Pormanove, ancien militaire, était un homme marginalisé, isolé, n’ayant manifestement pas toutes ses facultés mentales et souffrant de problèmes cardiaques. La proie idéale.
Pour faire de l’argent, deux jeunes hommes, Naruto et Safine, ont eu l’idée aussi simple qu’abjecte d’aménager une pièce, le «Lokal», pour diffuser des «lives» où ils violentent des hommes vulnérables et plus âgés qu’eux. En plus de Jean Pormanove, un certain Coudoux, handicapé sous curatelle, était aussi malmené. Le spectacle durait depuis des mois et a rapporté aux petites frappes des centaines de milliers d’euros.
Chaque soir, en direct, Naruto et Safin inventaient de nouvelles manières d’humilier leurs souffres douleur, plus faibles qu’eux. Strangulation, gifles par surprise, tirs de paintball à bout portant, jets à terre, passages à tabac, vomi à la figure, ingestion de laxatif à son insu, obligation sous contrainte de manger de la peinture et des rognures d’ongles, jets de caillou, utilisation du corps de Jean Pormanove comme un punching ball pour des boxeurs amateurs…
Ces vidéos étaient diffusées sur la plateforme australienne Kick, qui héberge les streamers virés de Twitch et leur garantit une impunité totale. Aux USA, des brutes diffusent en direct des «blagues» violentes et des agressions sur Kick, inventant les «concepts» les plus ignobles et empochant ainsi de généreuses sommes. La chaîne où Jean Pormanove a rendu son dernier souffle était suivie par 500.000 abonnés et regardée quotidiennement par des dizaines de milliers de personnes, qui finançaient son supplice.
L’affaire fait désormais du bruit au niveau mondial. Le streamer Adin Ross et le chanteur Drake parlent de financer l’enterrement de la victime. Or, les deux ont des intérêts financiers dans la plateforme Kick. Il s’agit une fois de plus d’une communication de crise et de préserver un business plutôt que de bonté morale désintéressée.
Dès décembre 2024, Médiapart avait dénoncé ce business sordide, personne ne pouvait l’ignorer au sein des institutions. Le média avait même sollicité la ministre chargée du Numérique, sans succès. La publication de l’enquête de Médiapart avait quand même provoqué l’ouverture d’une enquête judiciaire. Safine et Naruto avaient été auditionnés, sans suite. 8 mois plus tard, Jean Pormanove mourait, et la ministre chargée du numérique réagissait enfin. Quand il s’agit de réprimer des manifestations pour la justice et la dignité, l’État est bien plus réactif.
Les bulles algorithmiques sont conçues de telle manière que l’immense majorité de la population française n’avait jamais vu ces vidéos sur la chaîne Kick. Mais pour autant la communauté qui suivait Naruto et Safine étaient très soudée.
Pourtant, les streamers diffusaient sans complexe des échanges effroyables, montrant leur cynisme et leur préméditation. Alternant des câlins et des coups avec leurs victimes, comme des mafieux, ils ont par exemple avec Jean Pormanove de son décès à l’antenne. Évoquant un possible arrêt cardiaque lors d’un étranglement, régulièrement pratiqué sur cette homme, ils demandent à Pormanove de déclarer face à la caméra qu’il serait lui-même responsable de sa mort à venir pour se couvrir judiciairement. «Imagine un jour, dans le délire, on est en train de rigoler et tout, et il clamse ?» «Il faudrait qu’il dise face caméra, là, maintenant, que si demain il meurt en plein live, c’est dû à son état de santé de merde et pas à nous». «Les gens croiront [que tu es mort à cause de nous] alors que ce sera à cause de tes 46 ans de vie minable» insiste un des bourreaux. Pormanove, tête baissée, s’exécute. Naruto et Safine connaissaient les problèmes cardiaques de leur victime et s’en amusaient.
Récemment, la mère du défunt lui avait téléphoné lors d’un direct, pour qu’il quitte cette émission, évoquant les contusions qu’elle avait aperçu sur son corps. Dans ce huis clos massivement regardé, Pormanove, sous emprise, n’avait pas osé tenir tête à ses bourreaux. Naruto avait répliqué à la mère en détresse que si son fils avait des hématomes, c’est parce qu’elle l’avait «mal éduqué», qu’il «fume et mange trop sucré», et donc que son corps est «trop fragile» pour encaisser les coups.
Peu avant de mourir, Pormanove, squelettique, enfermé dans la pièce depuis 12 jours, qui devait demandé à ses geôliers l’autorisation d’aller aux toilettes, avait écrit à sa mère qu’il était «coincé à la mort». «Ça va trop loin. J’ai l’impression d’être séquestré avec leur concept de merde. J’en ai marre, je veux me barrer, l’autre il veut pas, il me séquestre». Mais il était bloqué, et ses bourreaux lui faisaient miroiter des revenus importants, ainsi que la possibilité, «grâce à eux», de trouver une femme, tout en le rabaissant.
Plus on en apprend sur cette affaire, plus la nausée monte. BFM révèle que le corps de Jean Pormanove aurait été retrouvé seul et inanimé à son domicile. Ses «amis» streamers l’auraient donc abandonné, et même probablement déplacé, ce qui est un crime supplémentaire.
Désormais, tout le monde s’indigne, feint de découvrir de telles pratiques, appelle la justice à la sévérité. Mais cette chaîne Kick, suivie par des centaines de milliers de fans, n’est qu’une manifestation de l’époque. Ces streamers n’ont fait que reprendre les codes en vogue dans les médias et reproduire un business de l’humiliation.
Sur des chaînes nationales, Cyril Hanouna a fait carrière en choisissant la carte de l’obscénité maximale. En quelques années, il a soufflé dans l’anus d’un chien, bu de l’urine dans une émission, exhibé son pénis dans la rue et devant les caméras. Il a surtout humilié ses chroniqueurs, par exemple en versant des nouilles dans l’entrejambe d’un animateur notoirement homosexuel et en le forçant à rester avec durant l’émission. Il a menacé et insulté ses propres employés en direct, mais aussi des invités, tout en conviant des intervenants ouvertement fascistes ou des policiers cagoulés. Hors caméra, il n’hésitait pas à utiliser la contrainte physique et l’intimidation. Tout ce que la télévision fait de plus avilissant, ignoble et décadent, c’est lui. Kick n’est qu’un rejeton de C8.
Dans le même registre, le youtubeur étasunien connu sous le pseudonyme de Nikocado Avocado a mis en scène son suicide par ingestion de nourriture. Spécialiste des vidéos de «mukbang», une pratique apparue en Corée qui consiste à se filmer en avalant de grandes quantités de nourriture le plus vite possible, il publie des centaines de vidéos toujours plus extrêmes, engloutissant des quantités phénoménales de malbouffe industrielle. Nikocado Avocado devient obèse, malade et même incontinent.
À l’écran, il fait mine de s’étonner de sa prise de poids, avant d’avaler des repas chaque fois plus énormes, et met en scène des crises très violentes avec son conjoint, hurle, pleure, frappe. Il vomit, se défèque dessus, tout est filmé et vu des millions de fois. Puis il ouvre une chaîne pornographique. Nikocado Avocado a fait le vide autour de lui, est tombé gravement malade et sous antidépresseur, mais il est multimillionnaire grâce au trafic généré par ses vidéos, vues par des gens se délectant d’assister à sa déchéance. Dernièrement, l’influenceur a perdu des dizaines de kilos d’un seul coup, alimentant un nouvel épisode de son auto-spectacle numérique.
Plus récemment encore, les soldats israéliens s’amusent à poster sur TikTok des vidéos où ils torturent des palestiniens, font sauter leurs maisons et se photographient avec des sous-vêtements de femmes dans des maisons en ruine. Ces images sont très populaires dans la société israélienne. Un génocide «rigolo», revendiqué par ceux qui le commettent, et largement partagé en ligne.
Sur le front ukrainien, les drones kamikaze qui font exploser les soldats sur les champs de bataille filment leurs derniers instants. Avant l’explosion de l’engin volant, les images de la victime de plus en plus proche, assistant à sa mort sans aucune chance d’y échapper. Ces images sont montées avec une musique entraînante, mises en ligne, et suscitent des milliers de commentaires réjouis.
De Hanouna à Kick, partout, le plaisir sadique de consommer la souffrance et l’humiliation sur son écran. La vulnérabilité mise en spectacle, l’accoutumance à la torture à travers des milliers de vidéos en ligne, l’indifférence à la détresse des «faibles» et le plaisir de voir les «forts» les écraser : les ferments d’un monde qui bascule dans le fascisme et la guerre.
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