
«Compte tenu des tensions actuelles», France Télévision a décidé de déprogrammer un documentaire sur l’utilisation d’armes chimiques par l’armée française durant la guerre d’Algérie. Quelques jours après la mise à pied du journaliste Jean-Michel Aphatie pour avoir comparé les crimes coloniaux français à ceux de l’armée allemande dans la France occupée, cette «déprogrammation» montre à quel point la cancel culture de droite et d’extrême droite impose sa loi en France.
Le documentaire intitulé «Algérie, sections armes spéciales» devait être diffusé sur France 5. Il était le fruit d’une enquête inédite, et devait montrer au grand public comment la France avait utilisé des armes chimiques interdites pendant la guerre d’Algérie. L’historien Fabrice Riceputi déplore dans Libération : «Ce film est un véritable événement, qui révèle un nouveau type de crimes de guerre commis par la France en Algérie. On connaissait l’utilisation du napalm, mais l’usage de gaz pour tuer des maquisards et des civils, c’est une révélation pour le grand public».
Le film documentait la violation du droit international par la France en Algérie sous un nouvel angle : on savait que l’armée française avait organisé des déplacements de masse de civils dans des camps, qu’elle avait pratiqué la torture et fait disparaître des indépendantistes, mais la question des armes chimiques restait encore un tabou. Pourtant, les autorités coloniales ont organisé «400 interventions chimiques à grande échelle, exposant ainsi des dizaines de milliers de personnes à des substances extrêmement dangereuses».
Cette enquête historique, d’utilité publique, ne passera donc pas à la télévision mais sera seulement disponible en replay. La direction de France 5 n’indique aucune nouvelle date de diffusion et justifie cette déprogrammation par la nécessité de montrer à la place deux soirées thématiques «liées à l’actualité»… Un sacré foutage de gueule : la question coloniale et la guerre d’Algérie sont précisément au cœur de l’actualité française.
En effet, le Ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau tente de détourner l’attention du bilan catastrophique du gouvernement en place en organisant une rivalité mortifère contre l’Algérie et alimente le racisme, l’extrême droite réhabilite ouvertement la colonisation, un journaliste vient d’être harcelé et viré d’une radio pour avoir rappelé les crimes de la colonisation… Difficile de trouver un moment plus propice pour diffuser de documentaire qui aurait remis les pendules à l’heure.
La vérité, c’est que les médias de services publics ne veulent surtout pas déranger l’agenda de l’extrême droite, ni opposer des vérités factuelles aux mensonges du gouvernement. On peut critique Bolloré, mais la ligne éditoriale de France Télévision ne vaut guère mieux, et avec l’argent public.
Le 2 mars, Eric Zemmour assénait sur BFM : «La colonisation en Algérie était une bénédiction, je le maintiens», crachant ainsi sur la mémoire des centaines de milliers de victimes du colonialisme. Fin janvier Marine Le Pen estimait que la colonisation de l’Algérie n’a «pas été un drame». Son papa Jean-Marie a pratiqué la torture dans le pays, et a même oublié un poignard SS à son nom dans la maison d’un indépendantiste raflé par son bataillon. Pour la fille Le Pen, la colonisation «a apporté à l’Algérie un capital qui aurait dû lui permettre de se développer». En 2017, elle avait déjà affirmé que la colonisation avait «beaucoup apporté» à l’Algérie. Ces propos révisionnistes n’ont été contestés sérieusement par aucun journaliste, et aucun contre discours audible n’y a été opposé. Avec ce documentaire, même la voix des historiens sur le sujet, déjà quasiment inaudible, disparaît.
Cette cancel culture s’exerce régulièrement sur le service public. Samedi 25 janvier 2025, sur France Info, un bandeau apparaissait à l’écran à propos de la trêve à Gaza : «200 otages palestiniens retrouvent la liberté». Pour une fois, le choix des termes employés de visait pas à déshumaniser les palestiniens qui étaient enfermés en violation des règles de droit par l’État israélien. Les libérations étaient bien des échanges d’otages, de part et d’autre.
Ce bandeau avait provoqué une campagne très violente du lobby pro-israélien, et France Info avait immédiatement viré la personne qui a rédigé le bandeau. Le compte officiel de la chaîne publiait : «À la suite d’une erreur inadmissible, un titre totalement inapproprié concernant la situation au Proche-Orient a été brièvement diffusé dans un de nos journaux. Le responsable a été suspendu. Nous présentons toutes nos excuses aux téléspectateurs». Une exclusion expéditive, sans motif sérieux, sur une base idéologique.
Rappelons qu’on trouve dans le conseil d’administration de France Télévision Aurore Bergé, Macroniste de droite extrême et férocement pro-Israël. Elle avait même appelé à démanteler Amnesty International pour sa dénonciation du colonialisme. Un coïncidence ?
À Toulouse en janvier dernier, le maire Jean-Luc Moudenc a fait interdire une exposition organisée par l’ONG Médecins Sans Frontières intitulée «We did what we could» – «Nous avons fait ce que nous pouvions». Elle visait à «raconter le siège, les bombardements et l’horreur du quotidien à Gaza à travers l’expérience de ses soignants, en première ligne du conflit.
En décembre 2023, le livre d’Ilan Pappé, un historien israélien qui travaille sur la colonisation de la Palestine, avait été retiré des ventes. L’ouvrage intitulé «Le Nettoyage Ethnique de la Palestine» documentait la manière dont l’État d’Israël s’était créé sur des crimes de masse, des déplacements forcés et le vol de terres aux palestiniens. Ce retrait des rayons, purement idéologique, avait eu lieu après la prise de contrôle de l’entreprise Hachette Livre par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré.
En novembre 2023, le journaliste de TV5 monde Mohamed Kaci était menacé de licenciement, à la demande de l’armée israélienne, pour avoir posé des questions dérangeantes à un militaire israélien à l’antenne.
En juillet la même année, Valérie Pécresse, Présidente du Conseil régional d’Île-de-France et accessoirement dernière candidate désastreuse de la droite dure des LR à la dernière présidentielle, décidait de débaptiser un lycée portant le nom d’Angela Davis, militante noire anti-raciste. Selon elle, les idées de la militante seraient «contraire aux lois de la République», car Angela Davis avait signé une tribune dénonçant la «mentalité coloniale [qui] se manifeste dans les structures de gouvernance de la France, en particulier vis-à-vis des citoyens et des immigrés racisés». Par contre, les rues et les places qui portent encore le nom de généraux tortionnaires, pas de problème.
Nous assistons à une censure d’État des paroles anti-colonialistes et anti-racistes, qui prend aussi la forme de poursuites pour «apologie du terrorisme», y compris contre des élus qui soutiennent la Palestine, par exemple.
Si la cancel culture existe, elle vient de l’extrême droite raciste, impérialiste et liberticide et des milliardaires qui contrôlent ce pays et tentent de réécrire l’histoire.
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