Bilan d’une décennie de reculs et d’autoritarisme

7 janvier 2015. La France est sous le choc. Deux assassins se revendiquant du groupe Al Qaïda viennent d’entrer dans les locaux de l’hebdomadaire Charlie Hebdo et de massacrer la rédaction à coups de fusils d’assaut. 12 personnes sont mortes.
Les auteurs de l’attentat sont deux frères au nom de Kouachi. Deux jeunes repris de justice désœuvrés, ayant grandi en foyer et suivis par les services anti-terroristes depuis des années. Ces derniers avaient arrêté de les surveiller quelques mois plus tôt. Ils seront abattus par le GIGN le 9 janvier. Le même jour, Amedy Coulibaly assassine quatre personnes juives dans un supermarché Casher. Il revendique l’attentat au nom de l’État Islamique, qui sème la terreur en Syrie, sur fond de guerre civile sanguinaire déclenchée par Bachar Al Assad.
Le traumatisme causés par ces attaques bouleverse l’histoire politique française. C’était il y a 10 ans, et cela paraît à la fois très proche et lointain. La «liberté d’expression», grand mot d’ordre du mois de janvier 2015, n’a jamais cessé de reculer depuis. Retour en arrière.
L’exécution de l’esprit de 68
Charlie Hebdo est l’héritier du journal satirique «bête et méchant» Hara Kiri, interdit par le régime gaulliste. Il diffusait depuis des décennies des caricatures contre la police, l’armée et les religions. «Charlie», c’était un journal héritier de l’esprit libertaire de Mai 68.
L’hebdomadaire change en 2004, lorsqu’il est dirigé par un certain Philippe Val, qui droitise le journal, licencie l’un de ses dessinateurs historiques, Siné, et transforme Charlie et son esprit provocateur en un journal de plus en plus conformiste et obsessionnel sur l’Islam. Philippe Val est aujourd’hui proche de l’extrême droite.
Il n’en reste pas moins que le 7 janvier 2015, les frères Kouachi assassinent plusieurs «historiques» du journal. Ce qu’il reste de l’esprit de Mai 68. Cabu, immense dessinateur de presse âgé de 76 ans, auteur de milliers d’œuvres, engagé depuis toujours contre le racisme, contre les guerres et la répression. Avec lui, Charb, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, proche de Jean-Luc Mélenchon, défenseur de la cause palestinienne et du syndicalisme.
Quelques semaines seulement avant sa mort, dans un édito de Charlie, il dénonçait la répression qui avait tué Rémi Fraisse avec ces mots : «Il serait trop long de faire la liste de tous les engins dédiés au maintien de l’ordre qui tuent ou mutilent. Le problème n’est pas que les forces de l’ordre ne sachent pas s’en servir ou qu’un policier isolé fasse un mauvais usage. Il n’y a pas de bon usage d’instruments de torture ou d’armes de guerre contre le peuple».
Avec eux meurent aussi Wolinski, autre trublion de la presse de gauche, Tignous, proche des anarchistes, Bernard Marris, économiste antilibéral, mais aussi un policier, un employé de nettoyage, et d’autres de leurs compagnons. Les frères Kouachi n’ont pas attaqué l’État français, le pouvoir ni l’extrême droite. Ils ont assassiné une bande de dessinateurs engagés qui critiquaient le gouvernement.
Un geste objectivement fasciste
Les ressemblances entre djihadisme et fascisme sont nombreuses : culture de la force brute, de l’autorité, de l’ordre, haine des femmes. Les cibles sont les mêmes, il s’agit toujours de s’en prendre aux juifs, au savoir – par les autodafés, à la presse ou la destruction de vestiges –, aux femmes ou aux homosexuels, en s’appuyant sur la violence armée et la propagande.
Ce sont des idéologies de mort. Dans les années 1930, les franquistes criaient «Viva la muerte !» – «Vive la mort». En 2012, le tueur Mohammed Merah déclarait «j’aime la mort comme d’autres aiment la vie». Dans les années 1990 en Algérie, les groupes djihadistes vont massacrer en priorité les personnalités de gauche.
En octobre 2015, 85 manifestants d’extrême gauche turcs et kurdes sont tués par des kamikazes à Ankara. En Syrie dès le début de la Révolution, les défenseurs des droits de l’Homme et les démocrates sont rapidement enlevés, torturés ou assassinés, à la fois par les forces de Bachar Al Assad et par les djihadistes. Le dictateur syrien a même fait libérer les islamistes de ses prisons pour détruire la révolution et la transformer en conflit confessionnel, dont il pensait sortir gagnant.
L’horizon politique énoncé par l’État Islamique est de construire un califat, c’est-à-dire un État impérialiste, religieux et totalitaire. Le takfirisme est une petite secte sanguinaire dont l’objectif est de provoquer la guerre civile entre musulmans et «mécréants», entre purs et impurs. Une tâche à laquelle s’attèlent également fort bien de nombreux dirigeants occidentaux et toute une partie de l’extrême droite lorsqu’ils parlent de «guerre de civilisation». Ces sont les deux faces d’une même pièce mortifère.
En janvier 2015, l’assassin antisémite Coulibaly commet son massacre avec des armes fournies par un néo-nazi : Claude Hermant. Cet homme indicateur de police, qui a armé l’auteur d’un attentat, ne sera jamais sérieusement inquiété.
L’incurie de la police
Le 14 janvier 2015, Le Canard Enchainé diffuse une information explosive. Durant l’été 2014, deux individus ont été remarqués près de la rédaction de Charlie Hebdo, et posaient des questions sur le siège de l’hebdomadaire. Ils sont suffisamment inquiétants pour qu’un journaliste d’une agence de presse voisine relève le numéro d’immatriculation de leur véhicule et aille le signaler au commissariat. Mais il ne se passe rien.
En 2013, le syndicat de police Alliance a même «exigé l’arrêt immédiat de la mission Charlie Hebdo» dans un tract, une protection considérée comme un «luxe». Leur vœux a été exaucé, puisque la protection des locaux venait d’être allégée avant l’attentat.
En janvier 2015, c’est pourtant bien la police qui triomphe : c’est elle qui est acclamée, applaudie, soutenue sans faille par des marées humaines réagissant sous l’effet du choc. Le chanteur Renaud chante même qu’il a «embrassé» un flic. L’effet Charlie est avant tout une communion autour de la police.
Une communion totalitaire
Après le 7 janvier, il FAUT être Charlie. C’est obligatoire. Le logo «Je suis Charlie» sur fond noir est partout, les médias ne parlent que de ça, les panneaux de publicité l’affichent, les magasins aussi, il est sur les murs, aux fenêtres…
L’une des plus grandes manifestations de l’histoire française a lieu le 11 janvier. Un défilé immense et macabre. Au premier rang, 50 dirigeants marchent avec François Hollande, dont Netanyahou, une ribambelle de dictateurs africains, un représentant de la Russie… Les plus grands criminels de la planète, ceux qui massacrent leurs peuples, pillent les richesses, mettent en place l’apartheid, ceux qui écrasent leurs opposants et détruisent les droits sociaux défilent au premier rang, main dans la main, pour la «liberté d’expression» sur les grands boulevards parisiens.
Hollande et Valls, déjà détestés à l’époque, s’offrent une cérémonie impériale. Métamorphosés, grâce à «Charlie», en Monarques d’un jour, entourés d’une cour d’homologues de tous les pays, guidant une marée humaine sans limite. Le peuple français est alors massivement dans la rue. Mais pas pour lutter. Pour communier sagement derrière ses chefs en chantant la Marseillaise.
Une inversion des « valeurs Charlie »
Luz, dessinateur de Charlie Hebdo, miraculeusement rescapé car il était en retard à la conférence de rédaction, explique : «Je n’étais pas à la manifestation. Des gens ont chanté la Marseillaise. On parle de la mémoire de Charb, Tignous, Cabus, Honoré, Wolinski : ils auraient conchié ce genre d’attitude».
Dans tout le pays, on assiste à une immense inversion. Le massacre dans un petit journal satirique de gauche devient le prétexte d’une immense déferlante autoritaire. La police ouvre le bal des immenses cortèges qui brandissent comme un seul homme, dans un unanimisme total, les innombrables panneaux «Je suis Charlie». On scande «Liberté» de façon glaciale dans les rues, mais la liberté est abolie. On exalte la Nation sur laquelle Charlie crachait. «Les attentats poussent de jeunes Français à s’engager dans la réserve de l’armée de terre» écrira Le Monde. Cabu se retourne dans sa tombe.
Dans la psychose antiterroriste, c’est la chasse aux sorcières. À Nice, un enfant de 8 ans est emmené au commissariat pour «apologie du terrorisme». À Nantes, un adolescent de 16 ans est mis en garde à vue pour avoir diffusé un dessin parodiant une couverture de Charlie.
Dans le Nord, un homme de 34 ans est arrêté en état d’ivresse lors d’un accident de voiture. Aux policiers qui viennent l’arrêter, il profère des insultes et évoque les frères Kouachi. 4 ans de prison pour «apologie tu terrorisme». Un autre écope d’un an de prison ferme pour une vidéo sur Facebook, «dans laquelle il se moque du policier abattu». En deux semaines, plus de 54 procédures pour «apologie du terrorisme» sont ouvertes. Des peines de prison ferme prononcées en comparution immédiate, des poursuites et des procès tombent, et la justice frappe fort.
Un tremblement de terre totalitaire, et ses répliques en novembre
L’année 2015 est terrible. Vendredi 13 Novembre, de nouveaux attentats frappent Paris. Dans la salle de concert du Bataclan, sur les terrasses, au stade de France, des dizaines de personnes sont assassinées.
Le soir même, le gouvernement décrète l’État d’urgence sur l’ensemble du territoire national, une première depuis la guerre d’Algérie. Le Régime démocratique est aboli de fait. Dès les heures suivantes, 3.579 perquisitions administratives sont lancées dans tout le pays, frappant dans leur grande majorité des musulmans et des musulmanes. Peu importe si cette vague de descentes policières n’entraînera finalement l’ouverture que de six procédures, l’antiterrorisme est d’abord un spectacle.
L’état d’urgence permet l’assignation à résidence de toute personne dont il existe «des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics». Autrement dit, la police peut désigner n’importe quel individu qu’elle considère comme une menace et l’enfermer sans rendre de compte. Le ministère de l’Intérieur va ainsi interner arbitrairement à domicile 404 personnes, parfois pour plusieurs mois.
Des écologistes sont perquisitionnés et assignés à résidence. Les manifestations lors de la COP 21, prévue quelques semaines plus tard, sont interdites. L’armement de la police est augmenté, et Macron fera passer dans le droit commun la plupart des mesures liberticides deux ans plus tard. En 10 ans, nous ne sommes jamais sortis de cet état d’urgence.
Un recul continu de la liberté d’expression
Si «l’esprit Charlie» consistait à défendre une liberté d’expression sans limite, alors il a perdu, et ses assassins ont gagné. Depuis 10 ans, la liberté d’expression n’a pas cessé de reculer. Même au sein de Charlie, la rédaction actuelle, toujours plus réactionnaire, justifie désormais les arrestations de pro-Palestiniens.
Ces dernières années, nous avons vu les dissolutions de collectifs se multiplier, les arrestations de journalistes battre des records, l’anti-terrorisme utilisé contre les contestataires, des gardes à vue pour des banderoles critiquant Macron ou pour des publications sur internet. La satire et le rire sont de plus en plus menacés. Un humoriste de France Inter a été licencié pour avoir blagué sur Netanyahou. Bolloré et autres milliardaires font main basse sur les médias et effacent les paroles divergentes.
Cette censure est aussi sur les murs. Des fresques contre la répression ou pour la Palestine sont censurées. De même que les escaliers peints au couleur de la Palestine ces derniers mois, ou que la fresque pour Steve à Nantes. Les esprits se sont durcis, militarisés, tout est plus brutal et autoritaire. Si Cabu et Charb avaient 20 ans aujourd’hui, ils seraient sans doute arrêtés, et très certainement censurés.
10 ans après le 7 janvier 2015, alors que les nuages de la guerre sont plus menaçants que jamais, faire exister un esprit antimilitariste et libertaire est vital. Il faut pour cela soutenir les médias indépendants, la créativité, l’irrévérence partout où c’est possible.
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Une réflexion au sujet de « 7 Janvier : 10 ans après Charlie »
La bourgeoisie parle de liberté d’expression alors même que celle ci est en perte de vitesse depuis plus de 10ans, elle parle de terrorisme islamiste, alors que le terrorisme capitaliste tue chaque année des milliers de personnes comme par exemple ce criminel en col blanc tué par le courageux Luidgi Mangione, sans compter les personnes tuées massivement par l’affaire des opiacés, ou de la crise du logement, ou de cette police qui tue, qui mutile qui abrite des facsistes protégés par l’institution des criminels en col blanc. Les minutes de silences et les commémorations sont irrespectueuses et le nombre de morts et de millions de gens que ces criminels de bourgeois ont massacrés avec la colonisation sont ils comptabilisés, est ce qu’il y a pour elleux des journées commémoratives ? Iels sont plus souvent dans l’oublie que dans la mémoire de la bourgeoisie criminelle. Le 7 janvier 2015 la population s »en allait embrasser la police en oubliant toutes les victimes que ces batards font chaque année en France et dans le monde, en oubliant que leurs impôts servent à un terrorisme institutionnel qui malheureusement n’ est pas plus respectable que les actes des frères Kouachi.